A la maison, lors de tournois, le temps d’une pause à l’école, en camp de ski ou à l’armée, nombre de Suisses jouent au jass. Répandu «jusque dans les vallées les plus reculées», selon la Confédération qui l’a inscrit sur sa liste des traditions vivantes, le jeu connaît différentes variantes.
«Nüüt, I ha nüüt.» Le constat est fait sur un ton calme. Rien, cette dame n’a rien: comprenez par là qu’elle a de mauvaises cartes. Et avec cela, au jass, il ne faut pas escompter l’emporter. D’autant plus qu’un mauvais jeu entre ses mains ne signifie pas un bon entre celles de son coéquipier. «Posez la question à Monika, lance Markus Zwimpfer, guère plus en veine. Ce matin, je n’avais pas de jeu et elle non plus. Impossible de gagner!» L’interpellée confirme dans un grand sourire. Et les cartes, elle connaît: cette Monika, c’est Monika Fasnacht, une Promi, comme on dit outre-Sarine, autrement dit une personnalité, et même une star. Durant de nombreuses années, elle a animé les émissions de jass de la télévision alémanique Samschtig-Jass et Donnschtig-Jass (lire encadré ci-dessous).

Monika Fasnacht passe cette semaine de fin juin à Saas-Almagell (VS), au-dessus de Viège. Elle est l’hôte d’un séjour organisé par le GlücksPost, un hebdomadaire alémanique propriété du groupe Ringier. Deux à trois fois par an, avec son mari Reto May, elle accompagne de telles semaines combinant jass, musique, divertissement et tourisme, et elle en organise elle-même d’autres. «Cette semaine, nous avons 58 participants. En principe, surtout quand ces semaines ont lieu à l’étranger, nous accueillons plutôt septante à nonante, voire cent personnes», explique Doris Zimmermann. Journaliste retraitée depuis quelques années, elle a prolongé son activité d’organisatrice d’événements pour le magazine pour lequel elle a écrit durant 41 ans.
Tous les inscrits ne participent pas au tournoi qui se déroule à l’autre bout de la salle. Certains accompagnent leur partenaire jasseur, d’autres préfèrent jouer sans se soucier des points. C’est le cas de deux dames qui, sur la terrasse de l’autre côté de la baie vitrée, ont entamé une partie de Putzer – de pomme, comme on dit en Suisse romande. L’une d’elles est la doyenne du séjour: elle est âgée de 89 ans. «Les participants sont plutôt des retraités et bon nombre d’entre eux viennent seuls. Ils savent qu’ici ils auront la possibilité de se faire de nouveaux amis et de jouer au jass dans la paix et l’harmonie. Nous ne voulons pas de disputes!»
LA PLUS ANCIENNE D’EUROPE
C’est la plus ancienne émission télévisée de divertissement encore diffusée en Europe. Depuis 1968, des Alémaniques – 216’000 en moyenne en 2024 (28% de parts de marché), indique SRF – regardent le samedi soir une célébrité, deux inconnus sur le plateau et un autre au téléphone disputer une partie de jass en trois tours. «Je crois que ce succès vient du côté interactif de l’émission: les gens voient les cartes et ce que fait le concurrent, explique Monika Fasnacht qui a animé le programme de 1999 à 2017. Ils peuvent se réjouir avec lui ou s’énerver, ou donner une autre estimation.» Dans cette variante, les joueurs annoncent le nombre de points qu’ils pensent obtenir à la vue de leurs cartes. L’emporte celui qui totalise la plus petite différence entre ses estimations et ses résultats.
L’Intervilles des cartes
En 1984, la télévision alémanique a lancé un format estival le jeudi, Donnschtig-Jass. Pérennisée en raison de son succès, l’émission se déplace depuis quelques années pour chaque rendez-vous – la tournée 2025 a par exemple commencé à Guin (FR). Cela faisait dix ans que Laurent Baeriswyl, président de l’organisation sur place, souhaitait accueillir l’émission: «Elle donne une grande visibilité dans toute la Suisse alémanique. C’est bon pour le tourisme et l’économie». Le 3 juillet, l’événement – car c’en est un, avec à Guin la présence de la championne olympique de ski acrobatique Mathilde Gremaud et de la candidate à l’Eurovision Zoë Më – a attiré 4300 spectateurs sur place et 386’000 devant le petit écran. Vainqueur de cette première rencontre et du droit d’accueillir l’émission suivante, Muolen (SG) a abrité un duel valaisan la semaine dernière: tombeur de Sierre, Crans-Montana recevra stars, jasseurs et camions de SRF le 17 juillet.
Le cochon divise
Si le ton monte, Monika Fasnacht intervient. Mais cela n’arrive presque jamais. «Dans un tournoi dans le canton de Berne où on peut gagner un demi-cochon ou mille francs, l’atmosphère n’est pas la même qu’ici où on gagne un petit bon dans un commerce. Ce qui compte, pour nous, c’est de partager du temps ensemble, également quand on ne joue pas.» L’experte n’apprécie pas que l’on reproche à son partenaire d’avoir joué telle carte plutôt qu’une autre: «Autour du tapis nous sommes des amis, pas des ennemis».

De fait, on ne sent guère de tension autour des treize tables accueillant les participants rejoints par Monika Fasnacht et son mari pour faire le nombre. «Les gens pensent toujours qu’ils vont gagner s’ils jouent avec moi. Mais ce n’est pas le cas si je n’ai pas de bonnes cartes», s’amuse la Zurichoise qui anime désormais une émission de jass sur Tele Top, une chaîne télévisée privée de la région de Winterthur (ZH).
Aux tables se sont installés quatre joueurs désignés par tirage au sort. Après douze parties, le temps pour chacun de choisir trois fois l’atout (le Trumpf), on compte les points. Les totaux sont scrupuleusement contrôlés par Doris Zimmermann: «Cela suscite des rires au début de chaque séjour: je ne sais pas jouer au jass. J’ai promis de l’apprendre, mais je n’en ai pas encore trouvé le temps. En revanche, je sais compter!».
Pâques et Noël
Le volume des discussions monte petit à petit dans la salle, au fur et à mesure que les parties s’achèvent. Puis, après une petite pause, on mélange les équipes et les cartes et le jeu reprend. Au terme des trois séries, chacun recevra son total personnel qui permettra d’établir le classement. Lequel est tout de même scruté de près. «Certains viennent noter les rangs, d’autres prennent une photo souvenir», raconte l’organisatrice. Ce tournoi s’est moins bien passé pour Christine Zwimpfer, l’épouse de Markus. Mais elle a remporté le premier quelques jours plus tôt: «Ce jour-là, mes cartes, c’était Pâques et Noël en même temps!», s’exclame-t-elle à la table autour de laquelle se sont réunis les «Welsches» du séjour.

Huguette Richard, originaire de Bienne, vit en Valais. Marlène Schmid dans le canton de Genève depuis 1964, mais elle a grandi dans le canton de Lucerne. Comme Markus Zwimpfer, tandis que Christine est Argovienne; le couple vit depuis plusieurs décennies dans le canton de Vaud. «Ce qui est important ici, c’est la camaraderie, l’aspect social. On fait des rencontres», apprécie Marlène. Mais faire connaissance ne veut pas dire discuter pendant les parties, d’autant que le jass demande de la concentration. Et une bonne mémoire, pour compter les atouts notamment. «Ce que je n’ai pas, regrette Huguette. Là où je joue habituellement, on a comme un petit dé pour se rappeler quel est l’atout. On est quittes de demander.»
Chacun a ses habitudes, mais tous font un même constat concernant leurs camarades de jeux romands: avec eux, impossible de jouer au coiffeur! «C’est déjà bien quand on peut jouer à pique double», plaisante (à demi) Markus Zwimpfer.
L’après-midi du coiffeur
Faisons un petit aparté technique. Il existe, au jass, quatre couleurs: cœur, pique, carreau, trèfle. Ce sont les atouts possibles, et l’on peut décider à l’avance que les points des parties comptent double lorsque l’atout est pique. Au tournoi de Saas-Almagell, il existe deux autres possibilités, Obenabe et Undenufe, largement ignorées de notre côté de la Sarine. La première se joue sur le mode de la bataille – la carte la plus élevée l’emporte – et la seconde sur le mode inverse – la plus faible l’emporte.
Vous suivez jusqu’ici? Accrochez-vous pour la suite. Au coiffeur, chacune des deux équipes de deux doit choisir dix fois l’atout et chacun des huit atouts possibles doit être choisi. Aux cœur, pique, carreau, trèfle, Obenabe et Undenufe s’ajoutent d’autres options qui varient selon les joueurs, comme la misère (il faut faire le moins de points possible) et le slalom (on alterne Obenabe et Undenufe à chaque pli).
C’est justement au coiffeur que jouent Paul et Käthi Wittwer, 86 et 80 ans, dans leur appartement d’Oberdiessbach, non plus dans les Alpes valaisannes mais dans l’Oberland bernois, avec la filleule de la seconde nommée et son frère, tous deux âgés d’une petite trentaine d’années. «Chrüz», annonce Käthi avant de lancer d’un geste sûr le valet de trèfle – le Buur – sur le tapis de jass. A la fin de la partie, Paul, qui est son adversaire, dira sa reconnaissance: si son épouse avait, comme les autres, renoncé à déterminer l’atout, il n’aurait pu se soustraire au choix une seconde fois. Et son jeu ne présageait pas un score flamboyant…
Une famille de jasseurs
Paul a appris à jouer aux cartes avec sa maman et se souvient s’y être vraiment mis à 11 ans; hospitalisé pendant plusieurs semaines avec des adultes, il a beaucoup joué avec eux. Käthi, elle, «a dû apprendre parce qu’elle s’est mariée dans une famille de jasseurs». Etait-ce une condition sine qua non? «Non, répond-elle en riant. Mais je serais restée de côté. Au début, cela m’ennuyait. Ma belle-mère ne demandait jamais si on voulait jouer, elle distribuait simplement les cartes.»

Le couple joue régulièrement au jass, toujours avec des amis – à deux, il privilégie d’autres jeux. Quand il était apprenti, Paul jouait «tous les samedis et dimanches» au chibre (la variante connue des Romands) au bistrot avec des hommes plus âgés. Ce qui pouvait peser sur le porte-monnaie: les perdants payaient les consommations et, si les jeunes buvaient de la bière, le vétérinaire buvait du vin blanc, plus onéreux. «Avant notre mariage, quand nous allions rendre visite à mes futurs beaux-parents, il est arrivé que Paul me laisse pour aller jouer aux cartes jusqu’au soir pendant que j’aidais aux courses et au ménage. Il est même arrivé que ma belle-mère doive téléphoner au restaurant pour lui dire qu’on l’attendait pour souper. Et je l’ai quand même épousé!», raconte Käthi en lançant une œillade à son mari. Le couple vient de fêter soixante ans de mariage.
Un jeu d’hommes
Hors de question pour Käthi, à l’époque, de jasser au restaurant avec son fiancé: «Seuls des messieurs jouaient». Ce que confirme Monika Fasnacht, sa cadette d’une vingtaine d’années. «Quand j’ai commencé à animer le Donnschtig-Jass en 1997, Gottfried Egg, qui était appelé le Jasspapst (le pape du jass, ndlr), avait dit que je ne survivrais pas à la première émission. Et j’ai fait ça pendant quatorze ans.» Cela ne l’avait certainement pas effrayée: en 1993, elle avait fait ses débuts à la télévision alémanique en tant que journaliste sportive, un poste qu’aucune femme n’avait occupé avant elle. «Beaucoup de femmes n’osaient pas aller jouer. Je crois, avec le recul, que j’ai changé quelque chose dans la tête des femmes, que je leur ai montré qu’elles pouvaient aussi jasser et y prendre du plaisir.» Aujourd’hui, c’est elle la Jasskönigin, la reine du jass, et 31 des 50 participants au tournoi de Saas-Almagell sont des femmes.
Monika Fasnacht s’en réjouit, ainsi que de voir des jeunes profiter de leurs pauses pour taper le carton, comme elle le faisait lors de ses études à l’école hôtelière. Le jass est ainsi bien une tradition vivante. «Il appartient à notre culture. Je répète toujours aux personnes âgées qu’apprendre le jass à leurs petits-enfants est leur responsabilité.» La famille semble bien être un facteur-clef. «Nous n’avions pas la télévision, alors on jouait aux cartes», témoigne Marlène Schmid. «Notre seul jouet était un jeu de cartes», lui fait écho Christine Zwimpfer, née dans une famille de sept enfants qui jouaient chaque dimanche avec leur papa.
«Ma belle-mère était très patiente avec moi, puis avec nos enfants. De temps en temps, quand ils n’avaient pas de bon jeu, elle échangeait ses cartes avec eux discrètement sous la table. C’était adorable», confie Käthi Wittwer. Qui se servait aussi du jass pour les tenir éloignés des émissions de télévision qu’elle ne voulait pas les voir regarder. Mais chut!, la partie reprend: c’est à sa filleule de distribuer les cartes.
À chacun ses cartes
Des deux côtés de la Sarine, on joue au jass… avec des figures, des couleurs et des symboles différents. Un jeu national aux multiples visages, façonné par l’histoire, les langues et quelques exceptions régionales: petit tour d’horizon des cartes qui font vivre ce jeu typiquement suisse avec ses petites différences.