Les éditions Alphil doivent leur existence à l’Echo et à un certain André Harvec. C’est en cherchant, en vain, à se procurer un album de cet illustrateur dont les dessins humoristiques paraissaient dans L’Echo Illustré qu’un jeune étudiant jurassien a lancé sa propre maison d’édition. Qui fêtera l’an prochain, avec ses six employés, ses trente ans!

«Je suis né et j’ai grandi dans le canton catholique du Jura, raconte Alain Cortat, 55 ans, en nous recevant dans les bureaux des éditions Alphil, à quelques foulées de la gare de Neuchâtel. Ma maman, aujourd’hui âgée de 90 ans, a toujours été abonnée à l’Echo. Quand j’étais petit, je me précipitais sur la page de L’Echo Illustré où apparaissaient les illustrations humoristiques d’André Harvec (1918-2010). Elles me plaisaient tellement qu’à l’âge de 12 ou 13 ans je me suis mis à les découper pour les conserver dans un classeur.»
Alors qu’il étudie à l’Université de Lausanne au milieu de années 1990, Alain Cortat retombe sur sa collection de dessins. Il cherche à se procurer un album d’André Harvec, lequel, après avoir lancé sa carrière à L’Echo Illustré dans les années 1950, avait vu durant les décennies suivantes ses esquisses publiées dans la grande presse européenne.
Contacter Harvec
«Les libraires me disaient qu’il n’existait pas d’album d’André Harvec. J’ai alors appris que la Jeune chambre économique du district de Porrentruy organisait un concours. Avec un ami, Philippe Erard, nous avons proposé d’éditer un livre des dessins de l’illustrateur.» L’étudiant de 26 ans contacte alors par téléphone Harvec qui lui répond: «Ah, ça tombe bien! Je voulais justement réaliser un album récapitulatif de mon travail pour démarcher des éditeurs». L’artiste cède ses droits pour un seul tirage de 500 exemplaires en échange de quelques dizaines de livres.
Début 1996, Alain Cortat et Philippe Erard débarquent donc à Genève où le rédacteur en chef de l’époque leur ouvre les archives de L’Echo Illustré: «Nous avons emmené les dessins chez le frère d’un ami informaticien qui possédait un scanner et réalisé l’album, ce qui nous a valu de remporter le deuxième prix». Avec les 1500 francs de récompense, ils décident d’éditer le livre. Loin de penser qu’ils étaient sur le point de débuter une aventure éditoriale de trois décennies, les deux compères nomment leur maison Al (pour Alain) et Phil (pour Philippe).
Les vélos Condor

«A cette époque, reprend Alain Cortat, je terminais mon mémoire de licence sur l’entreprise de fabrication de vélos Condor à Courfaivre, dans le Jura. Certains m’ont alors encouragé à le publier.» Pris par ses études de médecine, son associé Philippe Erard préfère se retirer et laisse le champ libre au jeune historien qui, en 1998, édite son propre ouvrage, Condor: cycles, motocycles et construction mécanique, 1890-1980. Innovation, diversification et profits.
Devenu enseignant-chercheur à l’Université de Neuchâtel, Alain Cortat réalise que de très bons travaux scientifiques ne sont pas publiés ou seulement par des maisons d’édition internationales très pointues. «Mon mentor, le spécialiste de l’histoire des entreprises Laurent Tissot, m’a incité à rendre certains travaux en lien avec l’industrie régionale plus accessibles.»
D’éditeur amateur œuvrant chez lui à la publication de trois ou quatre livres par an, Alain Cortat passe à celui d’éditeur à temps partiel grâce aux commandes d’associations historiques, mais peine longtemps à convaincre les libraires de lui ouvrir un espace. Ils changent pourtant d’attitude en 2009 lorsque le petit éditeur régional publie Histoire de la Suisse en cinq volumes de l’historien François Walter, qui a longtemps collaboré avec l’Echo Magazine, vendu à plus de 5000 exemplaires. Un premier succès qui s’inscrit dans le sillage de la transformation d’Alphil en société anonyme la même année. Alain Cortat est désormais associé à Jacques Barnaud, également abonné à l’Echo (décidément!). Les éditions disposent de nouveaux locaux et engagent une nouvelle équipe, forte aujourd’hui de six collaborateurs.
Synthèse tout public
«Avec nos ouvrages académiques, nous désirons transmettre le savoir de chercheur à chercheur. Mais aussi toucher un public plus large. La collection Focus, lancée il y a une quinzaine d’années avec François Walter, incarne cette ambition. A l’inverse des manuscrits que nous recevons et que nous choisissons ou non de publier, nous demandons dans ce cas à des spécialistes d’un sujet de rédiger une synthèse pour le grand public.» Alors que les éditions Alphil peinaient au départ à convaincre les auteurs de relever le défi, ce sont désormais eux qui se pressent pour écrire dans la collection.
Dernier gros coup éditorial réussi par l’enfant d’Harvec et de l’Echo? La fabrique de l’excellence – Histoire de Rolex vendu à 6000 exemplaires depuis sa parution l’an dernier. «Rolex est connu pour ne jamais rien communiquer. Or, il s’agit de la première recherche historique indépendante sur ce leader du secteur depuis un demi-siècle», souligne Alain Cortat en expliquant les trésors d’ingéniosité dont l’auteur, l’un des plus grands spécialistes de l’horlogerie, Pierre-Yves Donzé, professeur à l’Université d’Osaka et professeur invité à celle de Fribourg, a fait preuve pour avoir accès à des archives parallèles jusque-là non défrichées.
«Les ventes importantes aident à publier des petits tirages universitaires de 200 ou 300 exemplaires», ajoute le Jurassien dont la maison d’édition produit désormais une cinquantaine d’ouvrages par an. Et André Harvec, Alain Cortat a-t-il eu l’occasion de le rencontrer? «Après la parution de L’Univers d’Harvec, il m’avait écrit pour me dire qu’il était très content du résultat. Malheureusement, l’occasion ne s’est pas présentée de le connaître en personne, et je le regrette.» Les centaines de chercheurs dont le travail est mis en lumière depuis par les éditions Alphil et leurs lecteurs peuvent, eux, se réjouir que le coup de crayon et l’humour du dessinateur français aient un jour tapé dans l’œil d’Alain Cortat à travers l’Echo Magazine.