Des vaches montent à l’alpage, silhouettes noires sur fond blanc. Les poyas semblent indissociables du papier découpé du Pays-d’Enhaut, mais cet art est plus diversifié qu’on l’imagine, racontent l’auteure Monique Buri et la découpeuse Doris Henchoz.

L’atmosphère est agréable dans cette maison de L’Etivaz (VD) – que les habitants de la plaine qualifieraient volontiers de chalet. Ce n’est pas encore l’heure de partager du thé et du gâteau, mais déjà celle de partager une passion commune. Doris Henchoz est découpeuse, Monique Buri présidente de l’Association suisse du papier découpé. La première fait part d’une douleur à la main gauche, la seconde s’inquiète: «Est-ce que ça te gêne pour découper?». «Je suis droitière, alors ça va. Mais, l’autre jour, j’ai accroché le papier.»

Les deux Vaudoises sont complices, leurs propos se complètent, et l’histoire personnelle et l’histoire collective se rejoignent. Auteure de Papier découpé (Favre, 168 pages, en vente à l’Echo Magazine), Monique Buri explique qu’on a retrouvé des lettres d’amour du 18e siècle écrites sur du papier découpé. Quant au découpage traditionnel, on le fait remonter au 19e siècle dans le Pays d’Enhaut. Il y serait arrivé de Chine en passant par les villes et le monde germanophone dont Berne, où on en trouve les premières traces au 17e siècle.

Les soirées d’hiver

Et les premiers découpages, contrairement à l’idée qu’on s’en fait, étaient colorés. «Ils étaient faits avec du papier récupéré, par exemple les emballages de pain de sucre qui étaient bleus dans le temps», raconte Doris Henchoz. Ces couleurs étaient appréciées dans les intérieurs peu éclairés des époques qui nous ont précédés et dans les livres. «On en faisait des petits formats, qu’on appelle des marques, qui servaient de marque-page. On en a retrouvé dans des bibles par exemple», poursuit Monique Buri.

Doris Henchoz enchaîne: «Beaucoup de ces découpages se sont perdus. Les maisons étaient en bois, les toits en tavillon, ça partait comme de l’amadou en cas d’incendie». Et tous les villages de la région en ont connu d’importants. Sans cela, ce patrimoine serait bien plus conséquent aujourd’hui. Sans les brocanteurs venus de l’étranger, aussi. «Ils achetaient des découpages pour trois fois rien et les gens d’ici se sont faits un peu dépouiller. Puis des collectionneurs, les Delachaux, ont proposé cinq francs de plus pour pouvoir les conserver dans le Pays-d’Enhaut. C’était une somme. Le pays était très pauvre vers 1900.» Ce sont ces collectionneurs qui ont redécouvert les travaux de Johann Jakob Hauswirth (1809-1871), surnommé le Grand des marques, qui avait fait de ces signets une spécialité. «Il faisait les veillées, raconte Monique Buri. L’hiver, les nuits étaient longues; on se réunissait chez l’un ou chez l’autre et on se racontait des histoires. Hauswirth participait à ces soirées et il laissait, en échange du repas, un découpage qu’il réalisait pendant la veillée.» Outre ces marques, le natif de Saanen réalisait de plus grands tableaux multicolores avec des papiers découpés puis collés; on peut en voir au musée du Pays-d’Enhaut à Château-d’Œx. C’était pour ce journalier une activité hivernale, lorsque les travaux des champs ne l’occupaient plus. «Les hivers étaient plus longs qu’à présent, il n’y avait ni télévision ni radio et la région était isolée jusqu’à l’arrivée du train. Les routes n’étaient pas dégagées. Ça laissait du temps», commente Doris Henchoz. Elle peut pour sa part découper toute l’année et ne craint pas le manque de lumière, équipée qu’elle est, dans la pièce qui lui sert d’atelier, d’une lampe qui fait aussi office de loupe. Les grands ciseaux d’Hauswirth ont cédé la place à un cutter. Et la Tzam – ainsi appelle-t-on les habitants de L’Etivaz – ne découpe presqu’exclusivement qu’en noir et blanc.

Mais certaines choses n’ont pas changé: les fromagers et les vaches du Grand des marques trouvent un écho, dans les mêmes forêts, auprès des bûcherons et du cheval du premier grand découpage de Doris Henchoz, encadré dans un couloir de sa maison. «Il est rigolo», annonce-t-elle en allant le décrocher. La façon dont le cheval tire le bois lui a valu quelques plaisanteries, sa position n’étant pas très réaliste. Le choix de la scène? «Mon mari est paysan. Il travaillait comme bûcheron l’hiver et un monsieur charriait le bois avec le cheval. On s’inspire le plus souvent du contexte local.»

Et la tradition?

Les représentations varient ainsi avec le temps. Le train est arrivé dans le paysage de certains découpages que survolent des montgolfières. Tout cela est-il bien traditionnel? «Quand je parle de découpage traditionnel, je mets cette expression entre guillemets, répond Monique Buri. Au départ, notre association appliquait des critères très stricts pour les expositions: il devait s’agir de silhouettes. Entendez par là des représentations réalistes partant de l’ombre chinoise.»

Les critères se sont assouplis, heureusement pour Doris Henchoz qui découpe des blancs qui marquent le col d’une veste ou les décorations d’un traîneau et s’est toujours affranchie de la symétrie que l’on voyait beaucoup lors des expositions de l’Association suisse du papier découpé. «L’évolution des critères a permis au papier découpé d’évoluer aussi», relève sa présidente. Certains découpeurs contemporains s’écartent ainsi des poyas et des paysages forestiers qui nous viennent immédiatement à l’esprit. Ainsi en va-t-il du Phare des Pâquis de Jacques Berholz, du Puppenspieler – le marionnettiste – de Werner Gunterswiler et du Rehbock – le chevreuil – de Marc Schweizer. Voilà quarante ans que Doris Henchoz découpe, et elle doit avoir réalisé bien 2500 découpages. Ce qui signifie qu’elle a d’abord dessiné son motif, quelquefois sur la base d’une photo, notamment lorsqu’on lui demande de représenter des animaux plus exotiques que ceux qui peuplent les forêts environnantes. Si ce travail mérite selon elle le statut d’art, elle ne se revendique toutefois pas artiste. Elle est une découpeuse, qui a donc passé des milliers d’heures penchée sur son ouvrage – il lui en faut parfois une entière pour découper un seul arbre. «C’est une chance d’avoir le temps de faire les choses.» Et d’avoir assez de patience? «Je n’en ai pas besoin, puisque j’aime faire ça!»