Le nouveau locataire de la Maison-Blanche n’expulse (pour l’instant) pas davantage que ses prédécesseurs. Mais son mépris des lois et la mise en scène humiliante des renvois de migrants ont eu en effet dissuasif inédit: le flux de personnes remontant l’Amérique latine vers les Etats-Unis semble stoppé net.

Construire un mur plus long et plus grand encore. Bloquer la frontière. Expulser «des millions et des millions» de personnes… Quatre mois après sa seconde investiture, Donald Trump, qui a fait de la lutte contre les migrants l’un des sujets favoris de ses trois campagnes présidentielles, est-il vraiment parvenu à lancer «la plus grande opération d’expulsions de l’histoire américaine»?
Non, si l’on se réfère uniquement aux expulsions. Après les cinquante premiers jours, signalait l’économiste français et spécialiste de l’Amérique latine Jean-Louis Martin dans un article rédigé en avril pour l’Institut français des relations internationales (Ifri), 32’000 illégaux avaient été arrêtés, mais tous n’avaient pas pu être expulsés. A ce rythme, 300’000 expulsions auraient pu être dénombrées en 2025. Depuis, la cadence semble avoir augmenté:
selon le Migration Policy Institute, un institut de recherche non partisan sur les migrations basé à Washington, les Etats-Unis pourraient expulser un demi-million de personnes cette année.
Moins que Biden et Obama
Si les projections restent difficiles en raison de l’absence de certaines données clefs ayant cessé d’être publiées depuis l’entrée en fonction du nouveau gouvernement, l’estimation du Migration Policy Institute reste inférieure aux 685’000 expulsions enregistrées sous Joe Biden en 2024. Et rien n’indique pour le moment que le nouveau locataire de la Maison-Blanche fasse «mieux» que le champion du renvoi Barack Obama: en 2014 déjà, l’ancien président avait refoulé autant de personnes que George W. Bush durant ses deux exercices. Surnommé le «déporteur en chef» par une partie de la communauté latino-américaine, il détient le record du nombre de renvois durant son double mandat (1,7 million) de 2009 à 2016. L’ancienne star des démocrates avait néanmoins accepté de régulariser un nombre important de clandestins, ce qui est exclu avec Donald Trump.
Pas d’expulsions en masse donc pour le moment. Le changement est d’une autre nature: «Une partie conséquente des renvois opérés depuis le 20 janvier ne respectent tout simplement pas la loi», signale Jean-Louis Martin, qui a répondu à l’Echo par téléphone avant de s’envoler pour Bogotá. Son constat rejoint celui de plusieurs chercheurs et travailleurs du terrain avec les migrants des deux côtés de la frontière: les Etats-Unis seraient selon eux en passe de devenir «un lieu où n’importe qui peut être expulsé du jour au lendemain». Un professeur de droit des universités de Stanford et de Yale, cité par le principal journal québécois Le Devoir, a calculé que près de 300 mesures visant à renvoyer des étrangers de toutes les manières possibles ont été lancées en seulement quatre mois. Le rythme de ces tentatives pour modifier en profondeur le système – en conflit permanent avec des décisions de justice – serait selon le Migration Policy Institute six fois plus rapide que durant le premier mandat de Donald Trump.
Spectacle humiliant

Le gouvernement cherche à révoquer des centaines de milliers de permis temporaires et des personnes arrivées aux Etats-Unis en respectant la loi ont déjà été arrêtées et renvoyées. Cette nouvelle politique migratoire dépassant largement les bornes légales s’appuie sur une mise en scène outrancière et permanente autour des expulsions à grand renfort de photos, vidéos et conférences de presse sur les réseaux sociaux et les médias. Le tout accompagné d’une violence verbale inouïe de la part d’un président méprisant ouvertement les plus humbles originaires, selon ses mots, de shithole countries (pays merdiques, selon l’expression qu’il avait utilisée en 2018).
«Le décret présidentiel du 20 janvier Securing our borders accuse les migrants de tous les maux. Il les assimile à des ‘terroristes potentiels, des espions étrangers, des membres de cartels, de gangs’», cite Jean-Louis Martin. Alors que la plupart d’entre eux fuient justement la violence ayant rendu leur vie impossible en Amérique latine.
«Les images de soldats envoyés dès le 20 janvier à la frontière américaine ont aussi défilé sur les écrans», un signal peu rassurant pour les migrants venus du Salvador, du Guatemala ou du Mexique où l’armée est souvent impliquée dans des violences contre les civils. Le spécialiste de l’Ifri souligne: «La peur est immense d’être emprisonné, menotté de façon humiliante devant les caméras et chargé dans un avion à destination, par exemple, de la base militaire de Guantanamo, à Cuba, où aucun droit ne s’applique, avant d’être transféré ailleurs». Comme celle d’être envoyé vers le Centre de confinement du terrorisme, ce complexe carcéral géant bâti au Salvador par le président en pleine dérive dictatoriale Nayib Bukele. «C’est arrivé en mars à plus de 200 Vénézuéliens accusés sans preuve d’appartenir à un gang. Pour donner la plus grande publicité possible à son opération de communication, Washington a envoyé au Salvador sa secrétaire à la Sécurité intérieure Kristi Noem. Accompagnée de gardes du corps et d’agents de sécurité, la ministre a défilé sans la moindre décence à quelques mètres des cages remplies de détenus en maillot et caleçon blanc traités comme des animaux.»
Ils ne remontent plus
Des ressortissants asiatiques et africains ont eu la mauvaise surprise d’être renvoyés plus loin encore: dans le Darién, au Panama. C’est dans ce goulet d’étranglement stratégique que l’effet dissuasif de la nouvelle politique migratoire américaine se mesure peut-être le plus clairement. Seule voie terrestre reliant l’Amérique du Sud (la Colombie) à l’Amérique centrale (le Panama) et ensuite au Mexique, le Darién a vu des centaines de milliers de femmes, d’enfants et d’hommes traverser sa jungle hostile l’an dernier. En 2023, le flux de personnes remontant le continent dans l’espoir de rejoindre la terre promise états-unienne avait atteint un record avec plus d’un demi-million de traversées.
Aujourd’hui pourtant, le Darién est vide. Le dernier rapport colombien sur la question, publié le 7 mai, parle d’à peine 3000 migrants irréguliers recensés depuis le 1er janvier alors qu’ils étaient près de 124’000 sur la même période en 2024. Les chiffres du Panama sont encore plus spectaculaires: durant le mois record d’août 2023, en pleine crise migratoire, ils étaient 81’000 à tenter leur chance à travers le Darién, mais le mois dernier les autorités ont enregistrés… 73 passages.

Au Salvador, au Guatemala et surtout au Mexique où toute une série de refuges se sont dépeuplés, nombre de migrants ont renoncé au rêve américain. La fermeture de l’application CBP One, mise en place par l’administration Biden pour permettre aux étrangers de déposer une demande d’asile depuis le Mexique, et son remplacement par CBP Home, encourageant les illégaux à se livrer pour être rapatriés, semblent avoir joué un rôle déterminant. Les exilés, qui ont rebroussé chemin ou se sont installés sur place, s’exposant aux trafiquants d’êtres humains et aux passeurs, représentent désormais un défi pour les Etats centraméricains et le Mexique.
Et maintenant?
Le président américain le plus ouvertement raciste des dernières décennies semble avoir réussi à épouvanter les candidats à l’immigration. A sa frontière sud plus militarisée que jamais, seules 8400 arrestations ont eu lieu en avril, ont indiqué le 12 mai les autorités américaines. L’an dernier, durant le même mois, on en comptait 128’900.
Pour Jean-Louis Martin, la rationalité économique devrait néanmoins conduire le milliardaire républicain à une relative modération, au moins à l’intérieur de ses frontières. «Les immigrants sans papier, quelque onze millions aux Etats-Unis, représentent 41% des travailleurs agricoles. Si le gouvernement se met à expulser massivement les clandestins, des secteurs entiers de l’économie vont se retrouver en difficulté. La construction et les mines comptent 34% d’illégaux… L’hôtellerie, la restauration, la santé seraient également touchées de plein fouet.» Des appels à une certaine retenue des milieux d’affaires, dont beaucoup soutiennent Donald Trump, sont donc probables. «Mais en politique, et spécialement avec ce président, un risque de fuite en avant sur la question migratoire en cas de baisse de popularité dans les sondages est impossible à écarter.»