«Mais où sont les neiges d’antan?» Cette question, que posait le poète François Villon vers 1460 déjà, revient chaque hiver. Avec son pendant de décembre: «Y aura-t-il de la neige à Noël?». Histoire de vivre un «vrai Noël». «En réalité, pour la plupart des Suisses romands, Noël blanc est un mythe», tranche Mehdi Mattou, météorologue à MétéoSuisse. Le fait est qu’en plaine – en-dessous de 700 mètres d’altitude –, il ne neige que de manière sporadique à la fin du mois de décembre, les rares fois où il neige. La dernière mesure confirmée de neige à Noël dans l’ensemble de la Suisse romande remonte au début des années 1990. La neige peut bien sûr tomber plus tôt, mais si elle tient en montagne et parfois dans les vallées alpines – ce qui permet à Sion (VS) de fêter Noël dans un décor blanc environ une année sur cinq –, le froid s’évacue plus rapidement sur le Plateau et dans l’Arc lémanique: la neige y fond ou est chassée par la pluie. Mais antan, c’est avant les années 1990. Y avait-il alors plus de Noëls blancs comme ceux qu’évoquent les membres les plus âgés de nos familles? Les chutes de neige sont bien documentées à Einsiedeln (SZ), à 900 mètres, où la situation évolue avec les températures: «Durant la première moitié du 20e siècle, un Noël sans neige était une anomalie; c’est presque le contraire aujourd’hui», explique le Vaudois qui constate aussi une diminution de la fréquence de la neige sur les reliefs jurassiens qui l’ont vu grandir. En revanche, à plus basse altitude en Suisse romande, il est bien en peine de dessiner une tendance, car «les Noëls blancs ont toujours été très rares».

La pub et le cinéma
Ce sentiment qu’un Noël devrait normalement être blanc ne peut venir d’un souvenir. Si ce n’est le vécu qui le nourrit, qu’est-ce? La publicité, suggère Mehdi Mattou. La publicité n’a jamais créé un imaginaire, elle s’inspire des images qui circulent dans la société, grommelle en substance le porte-parole d’une grande enseigne qui ne montre pas de neige dans son spot télévisé cette année. Contrairement à d’autres entreprises, comme un opérateur téléphonique qui fait tomber de la neige derrière une fenêtre à l’arrière-plan, un lunettier qui fait apparaître des dessins de flocons ou une chaîne de fastfood qui fait glisser une voiture sur la neige.
Si la publicité n’a sans doute pas imposé l’idéal d’un Noël enneigé, elle a en revanche contribué à l’entretenir. Car il est impossible de nier son influence: l’utilisation de la figure du Père Noël par Coca-Cola en 1931 a imposé le personnage dans son costume rouge et blanc plus utile quand on se déplace dans le froid et la neige qu’en Californie. Comme celui-ci, les symboles de Noël se répandent à travers le monde entier, à tel point qu’ils marquent même l’imaginaire de contrées où décembre est un mois d’été. «Un ‘bon Noël’ en Australie, c’est quand il y a du soleil et qu’il fait entre 25 et 30 degrés, souligne Tannon, un Australien vivant à Zurich. Avec celle du Père Noël, l’image d’un Noël blanc est pourtant bien présente dans la publicité et sur les cartes.» Cette image romantique qui contraste avec les Noëls passés à la plage doit, selon lui, beaucoup à «l’influence européenne et américaine et de films comme Maman j’ai raté l’avion.»
Le cinéma est aussi pointé par François Walter et Alain Cabantous dans Noël. Une si longue histoire (Payot, 2016): les films font partie des vecteurs de la mondialisation de l’image de Noël. Et parmi ceux-ci, ils citent Miracle sur la 34e rue, un film qui délaisse Dieu pour se préoccuper de la foi en l’existence du Père Noël sur fond commercial puisque tout commence avec la parade organisée par le magasin new-yorkais Macy’s, toujours situé sur la 34e rue de la mégalopole.
Récompensé par trois Oscars, conservé depuis 2005 à la Bibliothèque du Congrès américain en raison de son importance culturelle, ce film est un classique: les anglophones ne peuvent passer un mois de décembre sans qu’on leur en propose une ou plusieurs rediffusions. Mais, s’il a pu fixer certains codes, en ce qui concerne l’image blanche de Noël, Miracle sur la 34e rue est… blanc comme neige, contrairement aux rues de New York qu’il présente, sur lesquelles rien d’autre ne tombe que de la pluie. Du moins dans la version de 1947. Car, dans le remake de 1994, la neige se met à tomber au dénouement de l’affaire, c’est-à-dire au matin du 24 décembre, et il neige toujours le lendemain. Que s’est-il passé entre 1947 et 1994, entre un film en accord avec la météo et les kilos de (fausse) neige qui tombent aujourd’hui sur les films américains et allemands au moment du baiser? Peut-être faut-il, toujours aux Etats-Unis, voir le monde à travers les yeux bleus de Bing Crosby dans White Christmas en 1954. Film dont les protagonistes rêvent de voir la neige dans le Vermont, où elle est absente jusqu’aux dernières minutes. Le film se clôt comme il s’est ouvert, sur la chanson White Christmas – créée huit ans plus tôt dans un autre film, Holiday Inn –, reprise dans le monde francophone à partir de 1949 et popularisée par Tino Rossi dans les années 1950 sous un titre qui est une traduction exacte: Noël blanc.

Les papillons de l’hiver
Sapin scintillant et neige d’argent, traîneau et feu de cheminée font Noël, au point que Noël sous les tropiques, ce n’est pas un vrai Noël, chantait Tino Rossi. Que Peter Reber ne contredit pas. Le chanteur et chansonnier alémanique, connu notamment pour ses chansons de Noël, a vécu durant sept ans dans les Caraïbes. «La première année, nous avons trouvé super les 25 degrés au mois de décembre. Mais le froid et la neige nous manquaient parfois, par exemple quand nous voyions saint Nicolas arriver sur ses skis nautiques», raconte le Bernois. Lui-même, dans ses chansons écrites en dialecte, fait appel à la neige, comme dans Wyssi Flöckli – flocons blancs en français. «La neige a pour moi quelque chose de poétique. Les flocons de neige sont, comme on dit si joliment, les papillons de l’hiver.
«Même un chantier très laid peut alors paraître charmant.»
La neige modifie aussi visuellement le monde plus qu’aucun autre phénomène naturel. Même un chantier très laid peut alors paraître charmant.» La neige, a-t-il écrit, tombe sur les plaies de la Terre et atténue les soucis et les douleurs. Poésie et magie sont deux ingrédients auxquels il faut ajouter la nostalgie. «Parce que nous avons, enfants, vécu des Noëls blancs, mystérieux et magiques que nous ne connaissons plus adultes», confie le septuagénaire qui rejoint là encore Tino Rossi et ses «joies d’enfants». Avec un biais peut-être: le Bernois passait souvent ses Noëls d’enfant dans l’Emmental, à plus de 900 mètres d’altitude.

Pas même dans les romans
«Les souvenirs sont moins liés à la réalité qu’aux représentations et aux attentes», analysait un psychiatre interrogé sur le même sujet par le Spiegel il y a quelques années. Ces représentations sont plus anciennes que Bing Crosby qui, dans White Christmas, rêve justement avec nostalgie d’un Noël blanc à chaque carte de vœux qu’il écrit. C’est un indice! Apparu au 19e siècle, ce format de correspondance a connu un succès fulgurant – il s’est échangé cinq millions de lettres et cartes de Noël en Angleterre en 1880 – à travers l’Europe. Et que représentent ces cartes? «Un paysage enneigé avec des poteaux télégraphiques sur le fil desquels un petit oiseau s’était posé, recroquevillé», donne en exemple l’écrivain allemand Theodor Fontane dans Effi Briest à la fin de ce siècle-là. Mais il n’est pas certain que les Noëls blancs aient été la règle à cette époque où les traditions et les images de Noël se fixent. Si tout est blanc dans le Conte de Noël de Guy de Maupassant (1882), la neige est tombée en novembre et «l’hiver, cette année-là, fut terrible». Dans Les Misérables (1862), lorsque Cosette sort puiser de l’eau dans la nuit du 24 décembre, Victor Hugo parle d’herbe et de champs noirs; la neige qui tombe au matin d’un 25 décembre des années 1820 sur Guernesey (Les Travailleurs de la mer, du même auteur, en 1866) est exceptionnelle: elle «fait événement». Et même dans Un chant de Noël de Charles Dickens (1843), archétype des histoires de Noël avec ses esprits et son personnage acariâtre qui s’amende au matin du 25, il fait froid et il y a du brouillard, mais il ne neige pas. Si ce n’est en présence des esprits, du passé notamment. Comme si la neige n’était jamais qu’un souvenir… «Les hivers, au cours des 200 dernières années, ont toujours été plus ou moins comme les nôtres», disait le professeur de météorologie allemand Joachim Curtius à l’agence de presse allemande DPA en 2017.

Ça nous mène loin
Le Noël blanc ne cesse de s’éloigner à mesure que nous tentons de nous en rapprocher. Géographiquement: peut-être est-on envieux du folklore nordique, de la neige des contes d’Andersen (Le Sapin et La petite fille aux allumettes par exemple). Et dans le temps: pensons à la Bohême du 10e siècle du bon roi Venceslas du chant anglais Good King Wenceslas qui parle d’une neige épaisse et uniforme le 26 décembre. Ou au Dénombrement de Bethléem du peintre Pieter Brueghel l’Ancien qui transpose le contexte de l’épisode raconté par saint Luc dans la Flandre campagnarde et hivernale du 16e siècle. Alain Cabantous, coauteur de Noël. Une si longue histoire, souffle que le rapport étroit entre Noël et la neige est aussi un fantasme projeté sur des paysages naturels et de villages. Peut-être que l’industrieux 19e siècle cherchait dans le fantasme d’un manteau neigeux un apaisement face au noir du charbon et aux salissures des villes. Et qu nous imaginons aujourd’hui dans cette blancheur un temps ralenti lorsque la circulation et le bruit disparaissent. Ce sont des hypothèses qui ont du sens. Même si elles ne nous disent toujours pas pourquoi nous sommes certains que les Noëls étaient plus blancs avant – ce qu’ils n’étaient donc pas. «Je crois qu’on retient plutôt les Noëls blancs. Qui ne se souvient pas volontiers d’une belle bataille de boules de neige?», glisse le poète Peter Reber. La réponse est peut-être bien là: dans l’intensité du souvenir des Noëls blancs plus que dans leur nombre.
Pas de cauchemar blanc
«On reçoit une réclamation par centimètre de neige qui tombe. Donc quand il tombe dix centimètres, on a une dizaine de réclamations. C’est plutôt bien pour une ville de 37’000 habitants», se félicite Bekir Omerovic. Le voyer-chef de La Chaux-de-Fonds (NE) – parée de blanc deux Noëls sur quatre, selon MétéoSuisse – explique très simplement le bon état d’esprit de ses concitoyens face à la poudre blanche: «Ils sont habitués aux rigueurs hivernales». Située à près de 1000 mètres d’altitude, la cité horlogère y est d’ailleurs préparée. «Nous pouvons engager 130 employés municipaux auxquels nous pouvons adjoindre entre 50 et 80 personnes venant du privé.» Parmi elles, une vingtaine de «neigeux»: des chômeurs, réfugiés et requérants d’asile qui s’inscrivent en début d’hiver et sont payés à l’heure lorsqu’ils sont mobilisés. Il faut remonter à 2020 pour retrouver des chutes de neige le 25 décembre. L’hiver dernier, c’est au matin du Nouvel-An qu’il avait fallu sortir les déneigeuses. «Cela fait partie de notre travail d’être prêts, même le lendemain de notre souper annuel.» Cela ne rebute ni les «neigeux» – «Chaque année on doit refuser du monde» – ni les employés de la voirie. «C’est un travail valorisant. On reçoit beaucoup de félicitations et le résultat est visible immédiatement: quand les citoyens se réveillent, les rues sont déneigées.» Le Noël blanc n’est donc pas le cauchemar de Bekir Omerovic: «Tout le monde dit que c’est gênant pour la circulation et le stationnement, mais tout le monde aimerait bien avoir de la neige à Noël. Elle fait partie de la magie».
