Lorsqu’elle s’adresse à Marie, l’Eglise catholique fait preuve de poésie. Elle prie aussi bien la porte du ciel que l’étoile du matin. Mais, attention! Si le magistère peut étendre la liste des noms de la consolatrice des affligés, la créativité a toutefois ses limites: celles de la doctrine.

Ce vitrail du prieuré La Charité-sur-Loire (France) montre Marie se présentant à Bernadette à Lourdes. BRIDGEMAN IMAGES

«Je suis l’Immaculée Conception»: c’est ainsi que la Vierge se présente à Bernadette à Lourdes en 1858, utilisant des mots que l’enfant ne comprend pas, trop «simple» pour connaître le dogme de l’Immaculée Conception que Pie IX a promulgué quatre ans plus tôt. C’est un signe permettant de croire à la véracité de l’apparition et une confirmation de la décision papale. Cette annonce de Marie est donc bienvenue. Mais ce n’est pas le cas de toutes les expressions en usage.

Il en existe de nombreuses, et certaines représentent de réels points de crispation. Ainsi, le 4 novembre, dans un climat tendu selon le journal La Croix, le dicastère pour la Doctrine de la foi est intervenu: il n’est pas opportun de qualifier Marie de co-rédemptrice. Il ne s’agit pas, dit sa note intitulée Mater populi fidelis (Mère du peuple fidèle), de corriger la dévotion mariale, «trésor de l’Eglise», mais de l’accompagner et de répondre à des incertitudes soulevées par de nouvelles dévotions qui «s’expriment fortement à travers les réseaux sociaux».

En parlant de «co-rédemptrice», on pourrait penser que Marie est source de Salut. Or, seul le Christ sauve; il est l’unique rédempteur. Apparu au 15e siècle pour corriger le titre de «rédemptrice», celui de «co-rédemptrice» crée «une confusion et un déséquilibre dans l’harmonie des vérités de la foi chrétienne». Mieux vaut donc s’abstenir de s’en servir, selon le dicastère.

Rose mystique et tour d’ivoire

Ce n’est pas la première fois que l’Egli-se intervient sur les noms donnés à la Vierge. Les litanies de Lorette, qui en contiennent une cinquantaine dont certains peut-être inspirés d’une hymne acathiste orthodoxe, représentent un précédent révélateur. «La dévotion populaire envers la Vierge de Lorette à Rome se développe à partir du 13e siècle. A la fin du 16e, l’Eglise a le besoin de prendre la main pour que la piété populaire ne dévie pas», explique Michel Steinmetz, professeur de sciences liturgiques à l’Université de Fribourg. C’est le temps de la Contre-Réforme: il faut éviter que les fidèles s’attachent à des expressions contraires à la foi.

Michel Steinmetz enseigne les sciences liturgiques à Fribourg. EM/PRV

Le texte est structuré sur le modèle des litanies des saints. Il invoque le Christ au début – «Seigneur, prends pitié» – et à la fin – «par Jésus, le Christ, notre Seigneur». La liste des appellations, révisée entre autres par Pierre Canisius, regroupe 44 invocations par thématiques: Marie est sainte, mère, vierge et reine. Entre ces deux derniers titres, elle en reçoit une série d’autres, variés, qui trouvent leur origine chez les Pères de l’Eglise – «rose mystique» serait une trouvaille de saint Bernard de Clairvaux – ou dans l’Ancien Testament. Elle est l’arche d’alliance, expression qui souligne sa maternité: comme l’arche a porté les tables de la loi, elle a porté Jésus. Elle est aussi la tour d’ivoire: «Cela vient d’un verset du Cantique des Cantiques, traditionnellement interprété comme une allégorie de la relation entre Dieu et son peuple, puis entre le Christ et la Vierge ou l’Eglise», éclaire Michel Steinmetz.

Un signe des temps

Ces différentes appellations et la prédominance, dans les litanies de Lorette, du nom de mère – un tiers des invocations – révèle la place particulière qu’occupe Marie. Une place consacrée par la théologie: «Il y a trois sortes de cultes dans l’Eglise catholique. Le culte rendu à Dieu, bien sûr. Ensuite, le culte rendu en l’honneur des saints, dit de dulie. Marie a droit à un culte d’hyperdulie. Dans la prière, elle est au-dessus des autres saints», expose Michel Steinmetz.

Mais cette place, ainsi que l’a rappelé le mois dernier le dicastère pour la Doctrine de la foi – ne se démarquant par ailleurs en cela pas de la tradition et du magistère –, se trouve au-dessous de celle du Christ. Ce n’est pas par hasard que le samedi est le jour consacré à la dévotion mariale: «Il prépare au dimanche», souligne le théologien de l’Université de Fribourg qui indique également que l’habitude se développe de se tourner vers Marie à la fin d’une messe. «On le doit notamment au pape François qui avait demandé qu’il y ait toujours une représentation de la Vierge à proximité de l’autel.»

Les papes ne sont pas étrangers au développement du culte marial. En 1883, Léon XIII intègre aux litanies de Lorette l’expression «reine conçue sans le péché originel» – «Cela suit le dogme de l’Immaculée Conception», commente Michel Steinmetz. En 1917, Benoît XV fait prier la «reine de la paix»; Pie XII, qui a proclamé le dogme de l’Assomption, ajoute «reine élevée au ciel»; saint Jean Paul II, qui a eu un grand souci pastoral de la famille, décerne à Marie le titre de «reine de la famille». Après avoir donné ces exemples, le théologien se lève pour saisir un ouvrage dans sa bibliothèque: le missel des messes en l’honneur de la Vierge. Publié sous le pontificat du pape polonais, il propose notamment de célébrer la «fille de Sion», l’«Eve nouvelle», le «trône de la sagesse» et la «mère du bel amour». En 2020, le pape François insère dans la liste de Lorette «mère de miséricorde», «mère de l’espérance» et «réconfort des migrants», selon des thématiques qui lui étaient chères. «On voit combien l’actualité du monde et de l’Eglise fait se tourner vers la Vierge Marie dont on reconnaît le rôle d’intercesseur particulier», conclut le spécialiste de la liturgie.