L’année Vallotton suit son beau cours avec deux expositions du Vaudois de Paris en des lieux différents. Winterthour fait dans le classique d’excellente tenue au vu de sa collection d’exception. Quand Ascona sert une présentation complémentaire qui vaut le détour.

Avec Félix Vallotton. Illusions perdues, le Kunstmuseum de Winterthour rappelle qu’il faut compter sur lui sur la scène non seulement suisse, mais européenne. KEYSTONE

Vous n’y échapperez pas! Cette année, Félix Vallotton est incontournable en Suisse en raison du centenaire de son décès en 1925 (lire EM 09). Et pas qu’en Romandie. Après le Pavillon des estampes du musée Jenisch à Vevey, le Kunstmuseum de Winterthour et le Museo Castello San Materno d’Ascona sont de la partie. Avec des accrochages de qualité.

Pour Winterthur, c’était attendu. Le contraire eût été plus qu’un manquement: une faute. Le Kunstmuseum et la villa Flora des Hahnloser, d’admirables mécènes locaux, détiennent une collection de tout premier plan de Vallotton. Il fallait que celle-ci soit valorisée comme il se doit, et c’est tout à fait le cas. Pour Ascona, c’est plus étonnant d’y voir le Vaudois de Paris; cette agréable surprise tessinoise en vaut la chandelle.

Winterthour en force

D’abord, honneur à Winterthur. Rappelons qu’Arthur et Hedy Hahnloser ont été de grands collectionneurs francophiles. Le premier était un ophtalmologue de renom issu de la famille locale des Hahnloser, qui fit fortune dans le textile; son épouse Hedy, née Bühler (une autre famille du cru qui fit son beurre dans le commerce du coton), devint aux côtés de son mari la collectionneuse suisse la plus importante de son temps, écrivant un ouvrage important sur Vallotton.

Les Hahnloser aimaient les Nabis et fréquentèrent beaucoup Vallotton, Vuillard, Bonnard ou Ker-Xavier Roussel; Matisse, Hodler et Giovanni Giacometti faisaient aussi le déplacement pour visiter leurs aimables mécènes du «Manchester suisse». Ces liens amicaux ont abreuvé d’art la villa Flora, leur demeure résidentielle aujourd’hui transformée en musée lié au Kunstmuseum. Cinquante-deux œuvres de Vallotton y sont conservées, et non des moindres, dont les emblématiques Le repos des modèles (1905), Le chapeau violet (1907), La charrette (1911) ou La blanche et la noire (1913). On retrouve naturellement ces peintures aux cimaises du bâtiment Reinhardt tandis que la villa Flora se concentre sur ses séries de gravures sur bois.

Froideur balzacienne

Qu’en dire? L’exposition organisée par Andrea Lutz et David Schmidhauser est la preuve indubitable que l’on peut organiser un accrochage «sans surprise» tout en charmant les visiteurs comme au premier jour de leur découverte de Vallotton.

Exposé à Ascona, L’homme poignardé (1916) vient du Kunst Museum de Winterthur. KUNST MUSEUM WINTERTHUR

On y comprend son style coupant, la modernité classique de ses arabesques, sa charge cérébrale, ce mélange de froideur détachée et de chaleur intérieure contenue. On y voit ses thèmes favoris, paysages, natures mortes, nus et portraits, illustrés par une centaines d’œuvres excellemment choisies. Winterthour y démontre sans affectation la richesse de sa collection tout en y adjoignant des prêts de très belle tenue, issus de privés ou de collections publiques – à ce titre, notre tendresse va aux huiles du Kunstmuseum de Soleure telle Marée montante, Houlgate (1913).

Le titre balzacien de l’exposition, Illusions perdues, est idéal pour comprendre Vallotton. Il le cerne. Le dévoile même si rien ne peut être complètement mis à nu dans son univers. Le monde des apparences y est trompeur, la vie intime s’y dérobe. Contrastes et contraintes. Tas de secrets. C’est un balancier d’ambiguïtés, une pesée contrariée de désirs, d’enfermements, de complexes. Vallotton fascine, trouble, questionne, corrode les certitudes, conserve ses mystères. Le Lausannois de Paris est bel et bien un grand maître de la peinture moderne.

Ascona se défend bien

En regard d’une telle exposition, l’accrochage du Museo Castello San Materno d’Ascona n’entend pas rivaliser; il ne le peut d’ailleurs pas: seul le MCBA à Lausanne le pourra à l’automne – est-ce que ce sera meilleur que le Grand Palais parisien il y a douze ans? Relativement modeste, non moins avertie sur son sujet (commissaire: Harald Fiebig), Félix Vallotton. Un monumento alla bellezza est une sorte de version de poche de Winterthour. Les moyens sont autres. Les intentions louables. Les buts? Atteints. S’en dégagent les gravures sur bois sur les Alpes suisses, la série Intimités (il ne manque qu’une pièce) et la critique sociale de Vallotton, le Paris remuant, anarchisant, festif de son temps, la rue, les gens, la Grande Guerre. 

Des toiles de Winterthour, qui peut décidément se permettre d’en prêter, font le lien entre les deux accrochages. C’est L’homme poignardé (1916). Et Femme au collier bleu (1925). On y voit aussi Le phare, soir (1915, privé). Ainsi que des paysages et des natures mortes qui, quoiqu’en moins grand nombre (55), résument la démarche artistique de Vallotton autant qu’une des réflexions de son journal, citée à-propos par Ascona: «J’ai le soupçon de peindre pour des personnes équilibrées qui, dans leur intimité, cachent un vice quelconque».