Le conseiller national Markus Ritter (SG) et le conseiller d’Etat Martin Pfister (ZG) se disputeront le 12 mars l’unique siège du Centre au Conseil fédéral. Même si cela ne va pas de soi, l’héritier du PDC – il a changé de nom en 2020 – entend jouer un rôle déterminant, assure son vice-président, le conseiller aux Etats jurassien Charles Juillard.
C’est la première fois qu’un élu du Centre va devenir conseiller fédéral, Viola Amherd ayant été élue en tant que PDC. Cela donne-t-il un sens particulier à cette élection?

Charles Juillard: Je ne pense pas, dans le sens où Markus Ritter et Martin Pfister sont des PDC qui ont connu le changement de nom. Et les valeurs du parti, inspirées des valeurs judéo-chrétiennes, n’ont pas changé: liberté, solidarité, responsabilité.
Le côté chrétien s’exprime-t-il toujours?
Je pense que oui. Markus Ritter en a fait un argument de campagne, même si cette question est d’abord personnelle et pas un critère pour devenir conseiller fédéral. Mais ça montre quand même l’attachement à ces valeurs chrétiennes qui ont forgé notre parti et notre société.
Certains s’amusent, d’autres s’inquiètent de la foi de Markus Ritter. Doris Leuthard avait osé un rare «Que Dieu vous bénisse» dans une allocution en 2010. La foi est-elle embarrassante en politique?
La question n’est pas là. La république est laïque, il ne faut pas l’oublier. Et la religion ne doit pas être ce qui motive à faire de la politique ou non. En revanche, les valeurs qui accompagnent cette foi peuvent indiquer comment les affaires seront présentées par celui qui en aura la charge.
Le Parti démocrate-chrétien était un parti du centre. Le Centre reste-t-il un membre de la démocratie chrétienne?
Bien sûr. Au Conseil de l’Europe, nos représentants siègent avec les chrétiens démocrates. Ursula von der Leyen, la présidente de la commission européenne, s’entend très bien avec Viola Amherd aussi parce qu’elles viennent de la même famille politique.
Un Jurassien bien ancré
En entrant dans le café de Porrentruy dans lequel il a donné rendez-vous à l’Echo, Charles Juillard commence par saluer les clients. Comme il saluera, en partant, ceux arrivés dans l’intervalle. Le Bruntrutain d’adoption – il vit dans la cité ajoulote depuis une trentaine d’années – est connu comme le loup blanc: avant d’être élu au Conseil des Etats en 2019, il a siégé durant cinq ans au parlement cantonal et treize au gouvernement.
Père de trois enfants, grand-père de deux petits-enfants, il est colonel à l’armée. Et vice-président du PDC (du Centre à partir de 2020) depuis 2017. Expérience d’un exécutif, connaissance de l’armée: il a presque le profil d’un ministre de la Défense. Si une autre Jurassienne, la socialiste Elisabeth Baume-Schneider, ne siégeait pas déjà au Conseil fédéral, peut-être bien que…
La liberté n’est pas une valeur propre au Centre. Le PLR la met aussi en avant.
La liberté va avec la responsabilité et la solidarité. Nous sommes très attachés à une économie libérale de marché, mais mettons la personne au centre des préoccupations, pas le profit, en faisant en sorte que chacun trouve sa place dans cette société. C’est aussi en ayant un emploi et une reconnaissance sociale que la personne peut s’épanouir.
Est-ce que ça ne fait pas simplement de vous la voie médiane en politique?
Avant, aux Chambres fédérales, on faisait des ponts entre la gauche et la droite. A présent, on vient avec nos propres propositions et, souvent, soit la gauche soit la droite se rallie. C’est par exemple Gerhard Pfister (le président du Centre, ndlr) qui a demandé une clause de sauvegarde dans les accords bilatéraux par rapport à l’afflux de ressortissants de l’Union européenne.
Votre parti a longtemps mis en avant ce rôle de pont, ce qu’on fait quand on n’a pas d’idées. Cela a donc changé?
Il y a un changement, oui. Cela ne signifie pas qu’on n’avait pas d’idées auparavant, mais aujourd’hui on doit être le bâtisseur, venir avec une idée et emmener les autres avec nous. Tout en veillant à bâtir des ponts parce que la polarisation menace le pays. La poussée de l’extrême droite qui entraîne cette polarisation en Europe m’inquiète.
L’UDC ne nous préserve-t-elle pas d’une droite trop extrême en Suisse, où l’extrême gauche n’existe pas vraiment?
La moitié du groupe UDC au Parlement est très à droite. On ne peut pas dire qu’elle nous en protège, d’autant plus qu’elle s’acoquine avec l’AFD et Marine Le Pen qui s’acoquine avec Poutine. Ces personnages sont-ils encore vraiment des démocrates? Les valeurs fondamentales de liberté, de démocratie, les droits de l’homme sont menacés si cette extrême droite progresse. L’UDC ne se moque pas mal des intérêts du pays, elle veut gagner des parts de marché.
Ensuite, on multiplie les initiatives et les référendums défendus avec des slogans simplistes. Dans le dossier de la LPP, la gauche a réussi à faire passer des éléments qui étaient faux en sachant qu’ils étaient faux! Et on doit prendre garde à ne pas tomber dans le piège de l’UDC. Pendant dix ans nous l’avons suivie. C’est quand on s’en est distancié qu’on a commencé à progresser.

Le Centre peut-il vraiment continuer de progresser dans cet environnement?
Si on sait parler juste et fort, le Centre a un bel avenir. Il y a dans la population des gens qui ne sont pas politisés auxquels il faut montrer notre volonté de travailler dans l’intérêt général avec des idées qui sont acceptables pour les uns et pour les autres. Et nous devons concrétiser cela par des propositions.
Votre parti ne sera-t-il pas toujours trop à gauche pour un électeur de droite et inversement?
C’est ce qui fait sa force. Et quand on voit que 40% des gens votent, il y a 60% d’électeurs à aller chercher qui pourraient voter pour le Centre.
Vous pourriez alors réclamer quatre ou cinq sièges au Conseil fédéral…
(Rire) On n’est pas aussi ambitieux, cherchons déjà à glaner 4 ou 5% de voix supplémentaires… Même si on n’y parviendra pas demain, on peut les obtenir en traduisant notre message dans nos projets. Voyez la treizième rente AVS: j’avais proposé à mon parti de préparer un contre-projet pour soutenir les plus faibles; les Alémaniques, tous partis confondus, n’en ont pas voulu. On aurait pu mettre en avant notre côté social parce qu’on est conscients que certains méritent un soutien accru, sans arroser tout le monde, y compris des gens riches et d’autres qui vivent à l’étranger et disposent d’un pouvoir d’achat largement supérieur à ceux qui sont en Suisse.
La solidarité entre générations, c’est un point que vous mettez en avant. Mais où est passée la famille, chère au PDC?
On n’en a pas fait un thème spécifique parce qu’on la décline dans les autres thèmes. Et puis on nous voyait comme le parti de la famille traditionnelle et on ne veut plus de cette image-là. La famille est aussi concernée par nos initiatives en suspens, celle qui veut mettre fin à la pénalisation fiscale des couples mariés et celle qui veut leur verser deux rentes AVS plutôt qu’une et demie. Celle-ci concerne aussi la solidarité intergénérationnelle parce que ce sont les actifs qui financeront ce coût supplémentaire.
Vous êtes presque de gauche avec de tels propos…
Sur cette question-là, peut-être. Mais je ne suis par exemple pas favorable à la semaine de 37 heures. Et avant de dépenser un franc, il faut le gagner. Il faut que l’économie puisse fonctionner, qu’elle soit profitable pour que les gens et les entreprises paient des impôts afin d’assurer le financement des politiques sociales. C’est là qu’on peut défendre une vision chrétienne sans être de gauche.
A propos de francs gagnés et dépensés, les coupes dans l’aide au développement sont-elles bien chrétiennes?
Sur ce point, le Centre est divisé. Son aile droite pense qu’il faut d’abord assainir les finances fédérales et que ce qu’il reste à dépenser doit l’être chez nous. Ce n’est pas ma vision, mais elle a guidé certains à suivre le Conseil fédéral sur certaines coupes, voire à aller plus loin en suivant l’UDC et le PLR.

On a au Conseil fédéral un bloc de droite avec deux UDC et deux PLR. Si l’élu du Centre vient de l’aile droite, amènera-t-il une touche différente?
Ce que je souhaite, c’est qu’il défende les valeurs du Centre. Il appuiera parfois cette majorité et soutiendra parfois des propositions défendues par la gauche. Peut-être que la présence d’une majorité le libèrera et qu’il pourra donner ici ou là un petit coup de main à la gauche parce que la droite a assez de voix.
S’il vote avec la droite, il confirme une majorité et ne change rien; s’il vote avec la gauche, il ne change rien. Un centriste au Conseil fédéral sert-il vraiment à quelque chose?
Evidemment, deux centristes ce serait mieux.
Des dossiers innombrables
«On ne te voit que pour parler de sécurité»: au Conseil des Etats, on peut intervenir sur tous les dossiers, mais les médias sollicitent surtout Charles Juillard pour parler des sujets traités par la commission de politique de sécurité dont il est membre. Le centriste met aussi l’accent sur la commission de gestion, qu’il préside, qui exerce la haute surveillance sur l’administration. «Quand vous les convoquez, les conseillers fédéraux viennent à moins qu’ils soient à l’autre bout du monde ou qu’ils aient un rendez-vous vraiment important», apprécie-t-il. Le Jurassien a également le souci de la presse régionale: sans elle, qui parlerait de la braderie bruntrutaine et de la bible de Moutier-Grandval?
Il défend aussi la SSR, même si la façon dont elle traite son parti l’agace parfois. Et les radios privées auxquelles il aimerait qu’on donne le droit de diffuser de la publicité politique. En vue de sa prochaine campagne pour le Conseil des Etats? «Je ne sais pas encore si je serai candidat en 2027», répond le politicien de 62 ans.
A deux, vous êtes les rois du monde: vous décidez de tout.
On ferait la différence, c’est sûr. Mais il y a de vrais débats au Conseil fédéral sur lesquels un centriste peut exercer une influence. Viola Amherd n’a pas été un poids mort à l’exécutif: elle a amené des idées et tenu tête à ses collègues.
Obtenir un deuxième siège ou en attribuer un troisième à la gauche est la meilleure chose qui puisse arriver au Centre…
Au pays. Surtout un deuxième siège au Centre. (Sourire)
… parce qu’à ce moment-là c’est lui qui détermine la politique du pays.
Oui, et ce sera une politique équilibrée, pragmatique, tout sauf dogmatique, qui a pour but de rassembler plutôt que de diviser. C’est pour ça qu’il vaut la peine de se battre pour progresser aux prochaines élections fédérales, pour regagner ce deuxième siège au Conseil fédéral qui serait si important pour la politique de ce pays.
La responsabilité serait alors grande. Le parti est-il capable de l’assumer?
On a l’habitude d’assumer nos responsabilités. On est le parti le mieux représenté dans les gouvernements cantonaux parce qu’on les a toujours assumées. On aurait pu, en perdant notre deuxième siège au Conseil fédéral, passer dans «l’opposition». Mais ceux qui sont le plus dans l’opposition, c’est l’UDC et le PS. Ce n’est pas dans notre ADN. Notre ADN est de travailler dans l’intérêt général du pays. On pourra le faire encore mieux si on est deux au Conseil fédéral.
Encore faudra-t-il trouver des candidats…
Ce ne sera pas un problème.
Parce qu’on pourra élire un Romand?
Pas seulement. Mais parce que, justement, ce deuxième ne sera pas seul. Ce n’est pas le département de la Défense qui a freiné des candidatures. Beaucoup de ceux qui ont renoncé m’ont dit: «Mais qu’est-ce que j’irais m’embêter dans ce Conseil fédéral? De toute façon, je n’aurais rien à dire parce que le bloc de droite impose tout». Sans compter que l’ambiance au sein du collège ne semble pas des meilleures.
Devant ce siège vacant, les centristes ont-il manqué d’esprit de sacrifice et de sens des responsabilités?
Non puisqu’on a deux candidats.