Des prêtres suisses se sont engagés pour accueillir des Juifs dans un pays qui ne leur ouvrait pas les bras durant la Seconde Guerre mondiale. Huitante ans après la fin du conflit, une journée d’étude a salué leur mémoire à Fribourg, même s’il faut admettre que l’on sait peu de choses sur ces hommes.

Engagé dans la résistance à partir de 1942, le père Louis Favre a été fusillé par les Allemands. PMF74

Un homme laboure son champ à Douvaine, en Haute-Savoie. Arrive le curé du village en compagnie de plusieurs personnes. Une famille de Juifs. Il demande au paysan de les faire passer en Suisse. Quoique fatigué par sa journée de labeur, il obéit. «L’autorité morale peut parfois altérer la conscience, comme on l’a vu avec les nazis exécutant les ordres. Mais elle peut aussi pousser à un acte juste et bon», relève avec plaisir Rémi-Michel Marin-Lamellet. Il évoque ensuite le côté naturel de l’action de cet agriculteur: «On parle souvent de la banalité du mal, mais on peut parler ici de la banalité du bien».

«Bon nombre avaient le sentiment de ne rien faire de particulier», confirme Bernard Hodel. Les deux dominicains, le second professeur d’histoire de l’Eglise et le premier son assistant à l’Université de Fribourg, ont organisé à la mi-mai une journée d’études consacrée à ces prêtres «passeurs d’hommes». Des intervenants, ils ont appris les anecdotes bouleversantes de figures inspirantes.

Des passeurs inconnus

Louis Favre, missionnaire de Saint-François de Sales, enseignait au Juvénat, à Ville-la-Grand, dans la banlieue d’Annemasse. L’institution se trouve à proximité immédiate de la frontière: c’est idéal pour faire passer des Juifs. Il sera arrêté et fusillé. Puis reconnu comme Juste parmi les nations par l’institut Yad Vashem. Comme Jean-Joseph Rosay, le curé de Douvaine, mort dans un camp de concentration. En Haute-Savoie, 20% des Justes sont des prêtres.

«On connaît ces grands noms. On a aussi étudié certains réseaux et trouvé des noms de prêtres, mais on s’est peu intéressé à eux», commente Bernard Hodel. Cette «microhistoire» a paru moins importante que l’attitude de Pie XII, scrutée sur fond de polémique, ou que l’attitude officielle de la Confédération passée à la loupe par la commission Bergier. Et les sources manquent: «Le bien qui se fait ne laisse pas de trace documentaire», glisse l’historien. Question de prudence, aussi. «Une fois la frontière franchie, les Juifs ne donnaient jamais le nom du passeur. Soit pour le protéger soit parce qu’ils ne le connaissaient pas», explique Rémi-Michel Marin-Lamellet. Difficile, dès lors, de remonter les filières, pour les autorités de l’époque – et c’est tant mieux – comme pour les historiens d’aujourd’hui.

Le père Bernard Hodel enseigne l’histoire de l’Eglise à Fribourg. DR

Années terribles

Les petites histoires se révèlent parfois par hasard. «J’ai passé quelques années à la paroisse Saint-Paul, à Genève. A son décès, j’ai appris que l’un de nos paroissiens était un Juif converti après la guerre. Passé en Suisse, il avait été accueilli par un prêtre. Restés à Paris, ses parents, eux, ont plus tard été déportés à Auschwitz», raconte le père Bernard Hodel. L’abbé Marquis, curé de Sainte-Clothilde, toujours à Genève, était aussi engagé dans l’accueil. L’abbé Desclouds, qui avait dressé sa chienne à repérer les douaniers pour faciliter son activité de contrebande, facilita aussi des passages illégaux tout en transmettant des messages aux résistants de la part du service de renseignement.

Dans ces années terribles, le curé inspirait confiance. Aux paroissiens qui le soutenaient, mais aussi aux Juifs, souligne le frère Rémi-Michel Marin-Lamellet: «Quand ils arrivaient désemparés en Haute-Savoie, ils frappaient spontanément à la porte du presbytère. Il était donc notoire que les curés aidaient». Pas tous, certains plus ou moins que d’autres, car l’histoire n’est jamais blanche ou noire. Bernard Hodel parle de la «grisaille des comportements», de ces personnes qui ont pu aider dans certains cas et pas dans d’autres, de celles manquant de courage qui en ont pourtant fait preuve parfois. Il y eut des maladresses, aussi, comme celle de ce prêtre invitant un Juif à s’enregistrer auprès des autorités, l’orientant vers les «bonnes personnes» qui ne l’étaient pas, bonnes. Le malheureux fut reconduit à la frontière, qu’il parvint à traverser à nouveau. Cette fois, on l’emmena, caché dans un corbillard, directement à Berne: de là, on ne l’expulserait pas. Il put rester.

Les motivations de ces prêtres à la main secourable ne sont pas connues. On peut les supposer. Le curé de Sainte-Clothilde était attentif aux questions de justice sociale. «La charité chrétienne était en jeu, relève Rémi-Michel Marin-Lamellet. Des textes anonymes appelaient au réveil des chrétiens en leur demandant s’ils adoraient la croix ou la croix gammée». Les prêtres connaissaient l’Evangile, notamment celui de Matthieu, complète Bernard Hodel: «’J’étais un étranger, et vous m’avez accueilli; j’étais nu, et vous m’avez habillé’. Il ne faut peut-être pas chercher plus loin que cela. Et que la banalité du bien: ils ont fait ce qu’ils avaient à faire».