Les non-croyants sont-ils vraiment les plus nombreux en Suisse? Si le monde religieux organisé rétrécit inexorablement depuis les années 1970, le total des personnes disant avoir une appartenance religieuse dépasse encore les 60%. Point intéressant: les minorités spirituelles, parfois assimilées à des sectes, sont aussi en recul.
Suite à la publication en janvier par l’Office fédéral de la statistique (OFS) des derniers chiffres sur l’appartenance religieuse, les croyances et la spiritualité en Suisse, la presse indiquait que les non-croyants représentaient le groupe le plus important de Suisse avec 35,6% de la population. Une lecture des chiffres influencée par des médias peu favorables aux Eglises? On peut légitimement se poser la question puisque le groupe des croyants formé par les catholiques (30,7%), les protestants (19,5%) et les communautés musulmanes (6%) réunit déjà à lui seul plus de la moitié des «personnes de plus de 15 ans résidant de manière permanente dans le pays», le périmètre délimité par l’OFS. Si on ajoute à ces groupes ce que le service des statistiques fédérales identifie comme les «autres communautés chrétiennes» (5,8%), qui comprend notamment les communautés évangéliques et orthodoxes, cette proportion atteint 62%.
Question de point de vue?

«Ce n’est pas faux. Cela dépend de la lecture que l’on fait des chiffres», sourit le professeur de sociologie des religions à l’Université de Lausanne Jörg Stolz. Il nous reçoit dans son bureau au 5e étage de l’Anthropôle qui accueille depuis près de quatre décennies les facultés de théologie, de sciences des religions et des lettres.
«Reste que la tendance au sein des groupes religieux est claire», enchaîne le professeur en pointant presque d’un air navré de son index un graphique apparaissant sur l’écran de son ordinateur. La sécularisation provoquée par la modernisation poursuit son œuvre. «Les catholiques et les réformés perdent inexorablement du terrain depuis les années 1970. A cette époque, la population sans appartenance religieuse représentait à peine 1%. Au tournant du siècle, elle a dépassé les 10% et doublé au court de la décennie suivante.»
Les catholiques, qui représentaient la moitié de la population il y a un demi-siècle, ne sont plus que 30%. La dégringolade est plus évidente encore du côté des protestants, presque aussi présents que les catholiques dans les années 1970 et dont la part est désormais passée selon l’OFS au-dessous des 20%. «Cela dit, il est vrai qu’en comparaison avec le reste de l’Europe, nos voisins français en particulier, la Suisse reste assez religieuse», tempère Jörg Stolz.
D’abord la pratique
Les personnes sans confession ne le sont pas parce qu’elles auraient rejeté la religion de leurs parents, mais parce que leurs parents étaient déjà peu religieux, indique le spécialiste. «L’effet de génération joue un rôle important. Le scandale des abus sexuels a provoqué des sorties d’Eglises, mais cela n’a que peu de poids en comparaison avec la diminution du nombre de baptêmes. Chaque génération est un peu moins religieuse que la précédente. La perte touche d’abord la pratique, puis l’importance de la religion dans la vie quotidienne diminue et la dernière chose qui est abandonnée est le sentiment d’appartenance religieuse.»

Selon le sociologue, «l’offre» des Eglises traditionnelles répond de moins en moins aux inquiétudes et besoins humains. «Le religieux a rempli de nombreuses fonctions et répondu jadis aux principaux problèmes de la société. Mais avec le temps, des solutions séculières se sont présentées. Le sentiment de sécurité dépend aujourd’hui davantage de la confiance que les individus ont en l’Etat providence et dans les assurances, et pas ou beaucoup moins de leur foi.»
La biomédecine a tendance à peser plus lourd, ou au moins aussi lourd, que la prière lorsque le désir d’enfant tarde à être comblé. Idem pour les psychologues et autres conseillers de vie qui ont largement remplacé les curés ou pasteurs du village d’autrefois. Sans oublier les réseaux sociaux qui proposent aux internautes de rejoindre leur grande communauté. «Le fait de prier ou de se recueillir existe bien sûr encore, mais n’est plus considéré par nombre de personnes comme essentiel ou nécessaire.»
L’immigration a aussi une influence. Côté croyant, les personnes originaires des Balkans sont par exemple majoritairement musulmanes et celles de nationalité italienne et portugaise à près de 70% catholiques. Du côté des non-croyants, l’influence des frontaliers de France, qui commémore cette année les 120 ans de sa loi de séparation des Eglises et de l’Etat, est importante puisque 63% d’entre eux se déclarent sans appartenance religieuse (contre 29% des personnes de nationalité suisse). C’est le cas de 55% des personnes originaires d’Allemagne, souvent avec un haut niveau de vie et de formation.
Ce qui nous amène à évoquer le profil sociologique du non-croyant vivant en Suisse. «Il s’agit d’un homme, jeune, de gauche et urbain.» A l’inverse, le profil type du croyant serait donc une femme, âgée, de droite et vivant à la campagne… «Tout est bien sûr plus complexe et nuancé, mais cela montre la tendance générale», note Jörg Stolz.
Appartenance religieuse en Suisse
63,5%
de croyants
35,6%
de non-croyants
0,9%
à l’appartenance religieuse inconnue
Et les sectes?
Et les mouvements religieux parfois qualifiés de sectes – bien que le terme juridique n’existe pas en Suisse –, perdent-ils aussi du terrain? «Il a souvent été dit que la baisse de fréquentation des Eglises traditionnelles profitait à certaines mouvances comme la scientologie ou les adeptes de magie blanche, mais nous remarquons aujourd’hui que ce n’est pas le cas. Dans ces groupes également, l’âge moyen des responsables augmente. Il est passé de 47 à 59 ans ces douze dernières années, ce qui signifie qu’il n’y pas de renouvellement chez les responsables spirituels. Chez les participants aussi, la moyenne d’âge augmente fortement: elle est passée de 24 à 43 ans.»

«Il est vrai qu’en comparaison
avec le reste de l’Europe,
la Suisse reste assez religieuse»
-Jörg Stolz
La sécularisation en marche depuis cinquante ans ne se limite donc pas aux Eglises traditionnelles comme on l’a souvent pensé? «Exactement. C’est très intéressant, car c’est la première fois que nous avons des chiffres sur un laps de temps assez long pour ces groupes minoritaires aux croyances inhabituelles.» Une tendance que le sociologue a pu vérifier encore lors d’une recherche menée avec d’autres collègues sur «l’évolution des groupes religieux locaux en Suisse» sur la période 2008-2022 et dont les résultats ont été publiés il y a trois mois. «Nous avons étudié les paroisses, communautés, mosquées, synagogues et temples à travers deux enquêtes. Elles ont démontré que la forte tendance au vieillissement ne se manifeste pas seulement dans les Eglises chrétiennes reconnues, mais aussi dans les communautés évangéliques, ainsi que chez les musulmans, les Juifs, les bouddhistes et les hindous.»
Si le nombre de mosquées est resté stable, précise enfin Jörg Stolz, le nombre de participants réguliers à la prière du vendredi a légèrement augmenté. Quant aux communautés évangéliques charismatiques (ou pentecôtistes), en progression dans de nombreux pays, elles ont vu près de 200 groupes naître depuis 2008. «Mais autant ont disparu, le nombre de ces communautés et celui des participants réguliers est donc resté stable. Il n’y a pas de croissance de ce groupe, mais un haut taux de fluctuation.»