Des politiciens du Centre auxquels on prêtait des ambitions ont renoncé à la course au Conseil fédéral pour rester auprès de leur famille. Si cela montre une évolution de la société, cela interroge aussi le système actuel: Conseil fédéral et jeunes enfants sont-ils incompatibles?


C’est le début de l’après-midi lorsque Philipp Kutter répond au téléphone. Un peu plus tôt, le conseiller national et président de Wädenswil (ZH), ville de 25’000 habitants située sur le bord du lac de Zurich, partageait le repas de midi avec sa femme et ses deux filles à la maison. «Je peux le faire de temps en temps. Mais comme conseiller fédéral ce ne serait plus possible.»

L’élu du Centre ne brigue donc pas le siège que laisse vacant sa collègue de parti Viola Amherd au gouvernement. Pas plus que le Grison Martin Candinas et les Valaisans Philipp Matthias Bregy et Christophe Darbellay qui ont également mis en avant des raisons familiales pour expliquer leur renoncement. Les deux candidats qui se sont annoncés dans les délais impartis par l’ancien PDC ont certes des enfants, mais les trois du conseiller national saint–gallois Markus Ritter et les quatre du conseiller d’Etat zougois Martin Pfister ont déjà fêté leurs vingt ans.

Martin Candidas est ici photographié en 2012 avec son épouse, Eliane, et leur troisième fille, Léna. KEYSTONE

Une question d’âge

Martin Candinas précise d’entrée que la famille était un argument, mais pas le principal. «Si on veut devenir conseiller fédéral, le cœur doit dire oui. Ce n’était pas mon cas», explique le conseiller national dont le nom circulait depuis plusieurs années dans les travées du Palais fédéral. Il apprécie ses activités actuelles qui l’occupent déjà beaucoup. «Il est certain que je travaille à plus de 150%, mais je l’ai voulu et ces activités m’offrent tout de même une certaine flexibilité et me permettent de passer du temps avec des amis et ma famille.»

Le centriste n’en a parlé avec ses enfants qu’une fois certain qu’il ne ressentait aucun désir de rejoindre le Conseil fédéral. «Je n’aurais pas voulu leur donner l’impression qu’ils m’empêchaient de me présenter. Nous en avons peu parlé parce que ce n’était pas un thème pour moi», raconte-t-il encore. Et d’assurer que sa famille l’aurait soutenu, d’autant que ses enfants, âgés de 10, 12 et 15 ans, «n’ont connu que la vie d’un papa qui est souvent à Berne». Même s’il aurait «été encore plus exposé au public et les moments avec eux auraient été encore plus rares», il n’y aurait pas eu de changement brusque.

Un changement important, c’est justement ce que Philipp Kutter a voulu épargner à sa femme et à leurs filles de 11 et 13 ans, même si celles-ci sont aussi habituées à ses multiples occupations chronophages. «Un conseiller fédéral est à Berne six jours sur sept. Je ne voulais pas abandonner ma famille.» Quant à un déménagement de tous dans la ville fédérale, il était exclu pour le Zurichois: «Mon accident (une chute à ski l’a laissé partiellement tétraplégique, ndlr) a complètement changé notre vie il y a deux ans. Je ne voulais pas à nouveau tout changer dans la vie de ma famille». Le Zurichois tient en outre à pouvoir «aider les filles si elles ont des devoirs et participer à la gestion des soucis, petits et grands, d’une famille».

Et la patrie?

Philipp Matthias Bregy (à droite) et Philipp Kutter (avec sa femme Anja) donnent leur priorité à leur famille. KEYSTONE

Le Haut-Valaisan Philipp Matthias Bregy prend également son rôle de père très au sérieux. Il est très clair: sa famille est son seul argument contre une candidature. «On ne peut pas tout faire, justifie-t-il posément. Nous avons voulu des enfants avec ma femme, nous avons eu la chance d’en avoir, nous avons une responsabilité à assumer.» La décision n’a ainsi pas été difficile à prendre pour le membre de l’exécutif de Naters. «Oui, c’était une belle opportunité, mais la chance d’entrer au Conseil fédéral viendra peut-être une deuxième fois, et si ce n’est pas le cas, tant pis. On n’a qu’une fois la chance de voir grandir ses enfants.» Les siens ont 8 et 3 ans. Ce jour-là, il rentrera tard, mais il a déjeuné avec eux; sa journée devait débuter tôt le lendemain, mais lui permettre de dîner à la maison; le jour suivant, il y prendrait le repas du soir. «Comme conseiller national, ajoute-t-il, je peux emmener mes enfants avec moi si je suis invité à une manifestation le week-end. Comme conseiller fédéral, ce ne serait plus le cas.»

Le choix de privilégier la famille n’est pas toujours compris, constate Philipp Matthias Bregy que la réaction de médias a surpris. «Certains ont écrit que Candinas et Bregy préféraient passer du temps en famille que s’engager pour leur pays. Mais nous n’avons pas décidé de ne rien faire pour lui, nous avons décidé de ne pas en faire plus», relève celui qui est aussi le chef du groupe du Centre au Parlement. Philipp Kutter souligne un changement de mentalité: «Il y a trente ans, on aurait dit que le père a un devoir à remplir à Berne et la famille aurait déménagé. Aujourd’hui, on a des pères actifs à la maison. C’est différent.»

Une majorité de parents

Cette évolution réjouit Valérie Piller Carrard, présidente de Pro Familia, et Monika Maire-Hefti, présidente de la Commission fédérale pour les questions familiales. Les deux socialistes saluent l’engagement des pères et critiquent un système freinant la carrière politique de parents d’enfants en bas âge. Toutes deux suggèrent ainsi d’augmenter le nombre de conseillers fédéraux. «La charge est lourde. Passer à neuf permettrait peut-être de concilier cette fonction et une vie familiale», suggère la première nommée. Et cela permettrait peut-être la création d’un département consacré à la politique familiale: «La politique familiale au sens large, qui comprend aussi la jeunesse et le troisième âge, touche plusieurs départements. Donc personne n’en est véritablement responsable aujourd’hui», déplore la seconde, ancienne conseillère d’Etat neuchâteloise.

Leur parti aurait aimé voir une maman avec de petits enfants accéder au Conseil fédéral en décembre 2023 pour donner un signal en faveur de la conciliation de la vie familiale et de la carrière; c’est Beat Jans qui avait été élu, papa de deux filles alors âgées de 15 et 18 ans. Avec l’élection le 12 mars de Markus Ritter ou de Martin Pfister – les deux seuls centristes à avoir fait acte de candidature –, le gouvernement compterait pour la première fois depuis longtemps une majorité de parents, Elisabeth Baume-Schneider et Albert Rösti ayant également des enfants, tous adultes.Cela peut-il modifier la politique familiale de la Confédération? «Je prends le pari que non. Si on se reparle dans dix ans, même avec une telle majorité, rien n’aura changé», répond Monika Maire-Hefti. Avoir des enfants permet de mieux connaître certaines thématiques, mais ce n’est pas déterminant, complète la conseillère nationale Valérie Piller Carrard qui mentionne l’ancien conseiller fédéral UDC Ueli Maurer: «Il avait six enfants et je ne le considérerais pas comme un progressiste en matière de politique familiale».