Sur la route qui les conduit jusqu’en Turquie en camping-car, Ysée, 9 ans, et son père Matthias ont une idée: écrire une histoire ensemble et la faire éditer. Ce rêve s’est réalisé avec Petite Main et Grande Main, richement illustré par leur mère et épouse Dora qui a participé à l’aventure.
Mercredi en fin d’après-midi, le jour baisse déjà sur l’atelier d’architectes où Dora Formica loue un espace de travail, dans un quartier tranquille en-dessous de la gare de Lausanne. «C’est ici que j’ai créé les dessins de Petite Main et Grande Main», explique l’illustratrice indépendante en montrant sa collection de pastels à la cire aux couleurs vives et de toutes tailles. Sa fille Ysée, 9 ans, regarde fièrement quelques-unes des planches qui ont été encadrées. L’histoire de ce livre de voyage pour petits et grands, paru chez Helvetiq en septembre, a commencé avant la naissance d’Ysée et de sa sœur Célestine. «Mon mari Matthias et moi avions voyagé durant un an et avions le désir de revivre cette expérience en famille», raconte Dora. «Durant le confinement, on a regardé un documentaire sur un voyage à vélo et il y a eu un déclic», complète Ysée.
D’idée en idée
«Le but était de s’extraire de notre quotidien, de vivre à un rythme plus organique sans injonction extérieure et d’être plus proches de nos enfants», poursuit Matthias, attablé avec sa fille et sa femme dans la cuisine de l’atelier. Le couple se sait privilégié d’avoir pu partir: ancien ingénieur en environnement reconverti dans l’enseignement primaire, Matthias a pu prendre un congé sans solde; Dora a continué à travailler sur ses mandats à distance; Ysée et Célestine ont suivi l’école à la maison durant une année. «Nous avons ouvert une carte de l’Europe et nous avons commencé à rêver», se souvient Matthias. Les doigts se posèrent d’abord sur la Norvège et la Suède avant de descendre en direction du Sud. «Nous avons finalement décidé de partir en juillet et de suivre l’été.» L’itinéraire, reproduit au début du livre, part de Lausanne et traverse l’Italie, la Slovénie, la Croatie, la Bosnie-Herzégovine, le Monténégro, l’Albanie, la Grèce et la Turquie avant de revenir à la maison. «En Grèce, nous étions en train de visiter un monastère dans les Météores et mon papa a pris ma main froide pour la réchauffer, explique Ysée en désignant la page correspondante. Et là je lui ai demandé: ‘Tu crois qu’un jour j’aurai aussi une petite main dans ma grande main?’».
«Cette question m’a donné le vertige, continue Matthias. Je lui ai répondu: ‘Oui, c’est ça l’humanité, une succession de petites mains dans de grandes mains’.» «Puis, Papa m’a demandé si je voulais écrire un livre. J’ai cru que c’était une blague», dit Ysée tout sourire. L’idée de raconter une histoire avec des mains comme protagonistes les séduit de plus en plus au fil du temps. «A partir d’une considération simple, ils ont développé une série de valeurs et de notions véhiculées par les mains: l’amour, le jeu, la protection, l’émerveillement, …», souligne Dora. Les nombreux retours après la publication du livre ont confirmé à la famille qu’elle «tenait quelque chose», une réalité avec laquelle «tout le monde peut s’identifier»: une dame leur a confié qu’elle avait peur de mourir, mais que si son mari pouvait lui tenir la main à ce moment, «ça irait».

Rencontres et apprentissages
Petite Main et Grande Main ont commencé à prendre vie sous la forme de croquis dessinés par le père et la fille voyageurs. «Nous étions dans notre univers, on s’amusait et on imaginait les pages de notre récit assis sur le sable de plages en Turquie», évoque Matthias. Ils envoient une maquette et une vidéo aux éditions Helvetiq. Qui se montrent intéressées, mais demandent un développement. Jusque-là simple observatrice émerveillée de l’enthousiasme d’Ysée et de Matthias, Dora accepte leur proposition de réaliser les illustrations. «Ils m’ont communiqué leurs idées en quelques minutes et j’ai mis plusieurs mois à les concevoir sur papier», dit-elle en riant, heureuse d’avoir participé au projet en mettant à disposition par exemple ses compétences numériques. Célestine, 12 ans, n’a pas eu l’envie de se joindre à eux, mais jouera un rôle par la suite en aidant notamment à préparer les événements pour présenter le livre.
Dans Petite Main et Grande Main, on ne trouve pas les «dix meilleures choses à faire en Turquie» – ce que la famille fuyait comme la peste –, mais l’évocation de rencontres, d’expériences simples et de découvertes culturelles: les komboloï grecs utilisés pour se détendre en s’occupant les mains, les combats de chameaux en Turquie. Ou encore toutes sortes de recettes de pain – Matthias et Ysée ont maintenu cette tradition familiale d’en confectionner durant le voyage grâce aux produits offerts par leurs nouveaux amis de différentes contrées. Les auteurs souhaitaient-ils transmettre un message? «L’invitation au voyage et à s’émerveiller du monde, le bonheur dans les petites choses; savourer un moment aussi éphémère que celui de tenir la main de son enfant pour aller à la garderie», répond Matthias. Quelques jeux de mains comme la bataille des pouces offrent des respirations et invitent les lecteurs à poser le livre pour s’amuser en famille.
Vendu en Suisse, en France et en Belgique, leur récit a été traduit en allemand; Matthias rêve de le voir un jour en turc et en serbocroate: «Ce livre nous a donné des ailes. J’ai repris la rédaction d’un roman jeunesse débuté avant le voyage». Ysée, qui avait déjà écrit une histoire autoéditée, continue à développer ce talent. Quant à Dora, l’expérience l’a encouragée à réaliser un premier projet personnel: une bande-dessinée, Certifié humain – qui paraîtra chez Helvetiq en avril –, un questionnement sur la possible menace que représente l’intelligence artificielle pour le métier d’illustrateur.
