Une salle, deux casques et soudain, le grand air. Au foyer Saint-Georges d’Yverdon-les-Bains (VD), la réalité virtuelle devient porte ouverte sur l’ailleurs. Une dizaine de minutes suffisent pour s’évader, retrouver des sensations oubliées et partager un moment de joie.

Esteban se prépare à l’expérience, le sourire impatient, tandis qu’Anaïs installe le casque de réalité virtuelle. IDr

La voix d’Ariane, 64 ans, résonne encore dans la grande salle du foyer Saint-Georges, à Yverdon, qui accompagne depuis 1985 des personnes adultes présentant une déficience intellectuelle, souvent associée à des troubles du spectre de l’autisme, à une maladie psychique, voire un handicap physique. Assise, les mains serrées sur la table, elle retire lentement le casque de réalité virtuelle (VR) qu’on vient de lui installer sur la tête. Ses yeux pétillent: «Ce que j’ai préféré, c’était voir les montagnes!» souffle-t-elle, encore ébahie. Pendant dix minutes, elle a dévalé les pentes enneigées des Crosets (VS), bien au chaud depuis la salle polyvalente.

Il est à peine neuf heures, et déjà un joyeux brouhaha s’installe dans la grande salle mise à disposition pour l’activité de la matinée. Chaque demi-heure, six ou sept résidents viennent à tour de rôle découvrir l’activité singulière proposée par la fondation Just for smiles. Un voyage immobile, une parenthèse de liberté. Deux casques de réalité virtuelle mais surtout beaucoup d’émotion.

Une expérience immersive

Clic, clic, clic: Sylvie Lauper ajuste la sangle du système de fixation pendant qu’à ses côtés sa fille Anaïs, étudiante en archéologie, l’aide à préparer la séance en compagnie de Julien Mejan, le responsable socioculturel de la fondation St-Georges. «C’est important d’être deux, explique Sylvie Lauper. Il faut bien placer le casque pour qu’il puissent vraiment profiter de l’expérience, mais surtout rassurer les gens.» Elle se définit comme «facilitatrice de loisirs» et depuis 2025, sa mission est d’apporter des sourires là où la mobilité s’arrête ou quand les occasions manquent.

Les images qu’elle propose ne sont pas des images de synthèse, mais de véritables expériences que la fondation propose également en plein air, captées sur le vif: voile sur le lac Léman, randonnée en joëlette — un type de fauteuil roulant handisport électrifié à une roue manipulé par deux accompagnants — dans le Lavaux, karting à Payerne, tandemski aux Crosets. Filmées à 360 degrés, ces aventures ont été tournées avec une caméra fixée sur le casque d’un mannequin, encadré par des moniteurs comme s’il s’agissait d’une véritable personne. «T’es prêt? On tourne à droite!», entend-on lorsqu’on passe à proximité du casque. Et, comme par réflexe, les participants répondent en tournant la tête de gauche à droite. «On voulait que la personne qui regarde dans le casque se sente accompagnée, comme dans la vraie vie» explique la facilitatrice. C’est la raison pour laquelle la personne qui encadre l’activité filmée s’adresse directement à la caméra.

Une évasion née du confinement

L’idée de cette expérience est née pendant la pandémie de la Covid-19. Alors que toutes les sorties étaient annulées, la fondation Just for smiles — qui offre depuis quinze ans des activités de plein air à des personnes en situation de handicap de tout âge — a voulu imaginer une autre forme d’évasion. «Ces images permettent de respirer à nouveau, même depuis une chambre», résume Sylvie Lauper.

L’idée, soutenue par la Confédération, a fait l’objet d’un projet pilote de trois ans. Et depuis 2025, la fondation propose cette activité deux fois par mois à travers le pays: foyers, EMS, centres spécialisés. «Souvent, les établissements nous demandent de revenir», glisse-t-elle en souriant. Car c’est le but: démocratiser cette technologie afin que les institutions la proposent plus régulièrement à leurs résidents.

Au foyer Saint-Georges, l’initiative fait mouche. Ariane, Evelyne, Esteban ou Arnaud — de la trentaine à la soixantaine — ont chacun leur histoire, leur parcours, leurs fragilités aussi. Mais l’émotion, elle, ne distingue personne.

«Je me sens bien!», lance Esteban, 34 ans, alors que l’image de son karting virtuel file à toute vitesse sur l’écran. Il rit, un peu surpris par la sensation. Evelyne, 63 ans, a choisi le ski: «C’était la première fois de ma vie!», dit-elle, encore charmée. Elle précise, malicieuse: «Mais il ne faut pas que ce soit un mardi ou un jeudi si je veux en refaire, je suis déjà occupée».

Sur la table, les mains d’Ariane restent agrippées. «C’est un réflexe de sécurité, explique Sylvie Lauper. Tenir la table, c’est se rappeler qu’on est ici, pas là-bas.» Parfois, un résident demande qu’on lui tienne la main, d’autres ôtent le casque quelques secondes, juste pour vérifier. Aucun vertige, mais à la fin, beaucoup sont fatigués. Comme après une vraie excursion.

Des souvenirs qui remontent

Toujours souriante, Sylvie Lauper veille à ce que chaque expérience soit un moment de plaisir et de partage. Just for Smiles

«J’avais déjà fait du karting en vrai, raconte Arnaud, 52 ans, mais j’ai quand même adoré! Ça m’a fait remonter des souvenirs… J’ai eu les larmes qui sont montées.» Ce n’est pas rare, confie Sylvie Lauper: «Ces moments réveillent parfois des émotions enfouies». Lorsque le temps à disposition le lui permet, elle prend un instant pour discuter avec les participants. Parfois, les mots viennent difficilement, parfois ils jaillissent. Une anecdote, un souvenir d’enfance, le goût du vent ou l’odeur du lac. Dans les EMS, dit-elle, «des personnes très réservées de prime abord se mettent à raconter leur vie à la fin de l’expérience».

Pour certains, c’est aussi un premier pas vers l’extérieur. Les membres de la fondation Just for smiles ont constaté que des résidents, jusque-là réticents à toute sortie, ont osé ensuite participer à une vraie activité: une balade sur un voilier, une descente en joëlette. «La réalité virtuelle permet parfois de dépasser la peur avant de se lancer dans une activité réelle,» explique Sylvie.

Voyager pour oublier

Dans d’autres établissements, notamment des EMS et avec des résidents en fin de vie, l’impact est encore plus fort: «Cela permet de sortir les gens de leur condition, ne serait-ce qu’un quart d’heure. Ils ne pensent plus à la douleur ni à la solitude». Une forme de respiration.

Sylvie veille à tout instant: elle répète que le casque peut être enlevé à tout moment. «On ne force jamais, insiste-t-elle. Il faut que cela reste une expérience positive.» Ce matin, seule une jeune résidente, timide, a refusé de participer. On ne la pousse pas: l’évasion ne se décrète pas, elle s’invite.

Les casques s’échangent, les groupes se relaient, les rires fusent. Dix minutes d’évasion, mais un monde entier dans les yeux de ceux qui quittent la salle.