Alors que les troubles du langage sont mieux repérés, la logopédie ne suit plus. Partout, les délais s’allongent, les écarts entre cantons se creusent et les réponses politiques tardent. Derrière les chiffres, un accès aux soins de plus en plus inégal.

Charlotte Darras est logopédiste et directrice du centre La Cédille à Genève, spécialisé dans la prise en charge du TDL. IDR

«Le trouble développemental du langage ou TDL touche environ 7% de la population», rappelle Charlotte Darras, logopédiste et directrice à Genève du centre La Cédille, spécialisé dans la prise en charge de ce trouble. Et pourtant, sans cause apparente, il reste largement méconnu.

Contrairement aux troubles des apprentissages et au trouble du déficit de l’attention, ce trouble développemental peine à s’imposer dans le débat public. «Le TDL impacte la compréhension, l’expression, la structuration du langage. On naît avec, on grandit avec, on devient adulte avec. C’est un trouble durable et persistant», insiste Charlotte Darras. Les enfants qui en souffrent, souvent intelligents et curieux, se heurtent à des barrières invisibles. Mal compris, ils sont parfois perçus à tort comme inattentifs ou peu investis. Ces jugements, même implicites, fragilisent leur confiance en eux.

Les conséquences ne se limitent pas à la sphère scolaire. Un enfant qui n’arrive pas à s’exprimer comme ses pairs – en raison d’un TDL ou d’un autre trouble du langage – peut se renfermer, se désintéresser des apprentissages ou développer des troubles du comportement. Un accompagnement logopédique adapté peut permettre d’éviter ce type de situations. Encore faut-il pouvoir consulter à temps.

Des listes d’attente

Dans le canton de Vaud, parvenir à être suivi par un logopédiste, peu importe le trouble rencontré, peut relever du parcours du combattant. Et la situation ne date pas d’hier. En 2014 déjà, un postulat demandait au Conseil d’Etat d’agir pour garantir un accès équitable à la logopédie sur l’ensemble du canton. Un rapport remis en 2022 faisait état de délais d’attente allant de quelques jours à un an, en fonction de la région et des besoins. Lors du débat qui a suivi, le conseiller d’État Frédéric Borloz avait reconnu l’ampleur du défi et avait annoncé la mise en place de mesures à partir de 2023, censées se déployer sur deux ans.

En avril dernier, face à l’absence de retour chiffré et à la persistance de tensions sur le terrain, le député Aurélien Demaurex et une vingtaine de cosignataires ont déposé une «question simple» au Conseil d’Etat avec des chiffres alarmant: dans la région lausannoise, un enfant inscrit sur liste d’attente en avril 2025 a souvent été signalé dès décembre 2023. Pour les troubles dits «courants» (dyslexie, TDL, dyscalculie), les délais dépassent les 16 mois; pour les enfants avec un trouble du spectre de l’autisme (TSA), ils restent proches d’un an. Certains cas jugés prioritaires bénéficient d’un accès plus rapide, mais cela reste l’exception.

Le suivi logopédique se construit dans un dialogue patient, individualisé, entre observation, écoute et guidance. KEYSTONE

Interrogé sur les mesures effectivement prises, Raphaël Gerber, directeur général adjoint de la Direction psychologie, psychomotricité, logopédie en milieu scolaire (DPPLS), précise: «La logique de délégation publique rend notre système complexe. Environ 180 logopédistes sont employés dans des structures publiques, tandis que près de 295 indépendants exercent avec un mandat conventionné, c’est-à-dire financé partiellement par l’Etat.» Ce modèle est régi par la loi sur la pédagogie spécialisée de 2015, entrée en vigueur en 2019.

Il souligne que l’augmentation des demandes en logopédie ne concerne pas uniquement le canton de Vaud, mais touche également d’autres cantons romands, voire des pays voisins, indépendamment du type de système en place. «Nous travaillons à plusieurs niveaux pour réduire les l’attente: en affinant l’identification des troubles relevant effectivement des compétences des logopédistes, en développant des prestations en ligne que les familles peuvent utiliser de manière autonome, et en augmentant progressivement les effectifs de professionnels», détaille-t-il. Le canton a ainsi ouvert de nouveaux postes à la DPPLS à la rentrée 2024. «L’impact se mesurera dans la durée», précise Raphaël Gerber.

Dans le canton du Jura, les chiffres sont également préoccupants. «Les nouveaux patients attendent entre 8 et 12 mois avant d’être pris en charge», indique la section jurassienne de l’Association romande des logopédistes diplômés (ARLD). La pratique logopédique y est uniquement indépendante, mais soumise à accréditation par le Service de l’enseignement, qui limite les nouvelles installations pour maîtriser les coûts. Résultat: des chiffres de suivis stables… mais qui ne reflètent pas les demandes. Le renouvellement des prestataires est lui aussi compliqué. «Les conditions de pratique ne semblent pas très attrayantes, il est difficile de trouver quelqu’un rapidement», explique l’association. Les familles jurassiennes, elles aussi, doivent apprendre à patienter.

Bien doté mais débordé

A Genève, des efforts ont été entrepris pour structurer la détection précoce. Dès les premières années de scolarité, les enseignants sont sensibilisés aux signes de troubles du langage et orientent les familles. Mais comme sur Vaud, ces progrès dans le repérage ont pour effet de saturer les structures existantes. «Les parents sont mieux informés, les professionnels aussi. Ce qui passait sous le radar est désormais identifié, nommé», observe Pascal Zesiger, co-responsable du master en logopédie à l’Université de Genève.

Un enfant qui n’arrive pas à s’exprimer comme ses pairs peut se renfermer, se désintéresser des apprentissages ou développer des troubles du comportement. KEYSTONE

Cette montée en puissance du dépistage ne s’est pas accompagnée d’un renforcement proportionnel des effectifs. «Le nombre de logopédistes est insuffisant», reconnaît le Département de l’instruction publique genevois (DIP). Et ce, malgré les 347 professionnels actifs à Genève – soit près d’un quart du total national. Dans certains quartiers, les délais d’attente peuvent dépasser huit mois. Une inégalité criante dans un canton pourtant bien doté.

Les conséquences sont concrètes: des enfants qui attendent un an avant d’être suivis, parfois durant les années clefs du développement du langage. Et derrière l’attente, il y a souvent un renoncement. «Certains parents lâchent, faute de solution. Et cela peut avoir des répercussions durables sur la scolarité, la vie sociale, le lien parent-enfant», alerte Valeria d’Emma, psychopédagogue à la Cédille.

Un entonnoir dès l’entrée

La formation constitue un autre verrou. Si Genève dispose d’un des deux masters universitaires en logopédie en Suisse romande – avec Neuchâtel –, sa capacité reste limitée. «Nous avons augmenté le nombre de places à la rentrée 2024, passant de 20 à 26», explique Pascal Zesiger. Mais l’élargissement est freiné par le format de l’enseignement: il repose sur du tutorat intensif et une forte proximité pédagogique. Surtout, le nombre de lieux de stages demeure insuffisant.

Dans certaines structures, notamment hospitalières, les places sont si rares que les étudiants doivent parfois renoncer à leur orientation. Vadim, ancien étudiant de ce cursus, témoigne: «Pour les stages adultes, il n’y avait presque rien. Et pourtant, les besoins sont immenses». Lui-même s’est tourné vers la logopédie adulte après avoir accompagné sa mère, victime d’un AVC. Il décrit un parcours semé d’embûches, mais aussi d’un engagement fort. «C’est un métier de lien, de patience, de foi en l’autre.»

Une vocation sous pression

La demande évolue: des troubles autrefois mal compris sont mieux identifiés. Les logopédistes doivent constamment se former, intégrer de nouveaux outils, faire face à des cas plus complexes. Et tout cela avec peu de reconnaissance et une rémunération qui ne reflète pas toujours leur charge. Les journées de certains logopédistes s’enchaînent sans pause, et les situations non résolues les poursuivent parfois jusqu’au soir.

Malgré ces difficultés, ces professionnels de l’aide à l’expression poursuivent leur mission avec énergie. «Voir un enfant dire son premier mot, c’est une victoire partagée», sourit Charlotte Darras. La relation, souvent longue, dépasse le cadre strictement thérapeutique. «Certains enfants viennent ‘jouer’. Cela veut dire qu’on a gagné leur confiance.»

Le lien avec les familles est essentiel. «Les parents arrivent souvent déboussolés. Ils ont besoin de repères», souligne Valeria d’Emma. Mais ce lien, aussi précieux soit-il, a ses limites. «Il y a une vraie frustration à ne pas pouvoir faire plus. Ce n’est pas un manque de volonté. C’est un système qui fatigue.»

Les professionnels ne demandent pas seulement plus de moyens, mais la reconnaissance d’une évidence: ni les enfants, ni les adultes ne devraient rester sans voix, faute de prise en charge rapide.