Indésirables dans certains restaurants et hôtels, les enfants sont aussi moins présents dans nos rues. De nombreuses villes agissant pourtant depuis des années pour redonner aux plus jeunes l’espace nécessaire à leur développement. Exemple aux Pâquis, à Genève, où les trottoirs continus font leurs preuves.

Le nombre d’enfants jouant et se déplaçant dans les rues pourrait être un indicateur intéressant pour déterminer si une ville est accueillante et agréable à vivre. Difficile en effet de laisser son garçon ou sa fille de sept ans se rendre seul de son quartier à l’école si les rues sont dangereuses, polluées et entravées par le trafic routier. A l’inverse, si le chemin à parcourir est accueillant, respirable malgré la canicule (grâce à quelques arbres) et permet de voir arriver les véhicules même lorsque l’on mesure un mètre vingt, alors tout devient plus simple. Dans de telles conditions, les parents font plus facilement confiance à leurs enfants, lesquels gagneront en autonomie, aiguisant leur sens de l’orientation et nouant des liens avec le voisinage qui veillera à son tour sur eux.

L’exemple des Pâquis

À Genève, comme dans d’autres villes en Suisse, remplacer des places de parcs par des arbres simplifie la vie des piétons. CER

«L’idée de la présence de l’enfant comme indicateur de la qualité d’une ville vient d’un collègue, explique Julie Barbey Horvath, urbaniste rattachée à l’école d’ingénierie HEIG-VD d’Yverdon-les-Bains en nous emmenant dans les rues du quartier des Pâquis, à Genève. Je la trouve assez juste. Car si les enfants se sentent libres et suffisamment en confiance pour se déplacer, c’est que leurs parents le sentent aussi. Cela signifie que l’espace public est pensé pour accueillir tout le monde, en tenant compte des plus vulnérables et des minorités moins à même de défendre leur point de vue.»

Comme les personnes âgées et celles en situation de handicap? «Oui, répond la géographe spécialisée en planification des transports, mobilité piétonne et voies cyclables. Observez ce trottoir spécialement aménagé, sans différence de niveau avec la voie routière: cela facilite aussi bien le passage d’un enfant que d’une dame avec un déambulateur, d’un homme âgé avec son chariot rempli de courses que celui d’un malvoyant ou d’une personne en chaise roulante.»

Marcher en compagnie de cette spécialiste ayant travaillé sur des projets dans de nombreuses villes dont Sion, Lausanne, Bulle, Fribourg et Vevey permet de découvrir des détails qui passent habituellement inaperçus. Le trottoir désigné précédemment, par exemple, n’est pas recouvert du bitume sombre habituel, mais de dalles de béton claires. Son aspect très différent du reste de la route fonctionne comme une barrière de protection visuelle contre le trafic et offre un plus grand sentiment de sécurité aux piétons.

L’urbaniste Julie Barbey Horvath dans une rue piétonne à Genève. CER

«Et surtout, reprend Julie Barbey Horvath en arrivant à la hauteur d’une voie perpendiculaire à la rue principale que nous parcourons, le trottoir est continu: cette voie arrivant de la gauche ne coupe pas le chemin du piéton qui est ici prioritaire: c’est au chauffeur du véhicule de stopper et d’attendre que nous passions.» Autre astuce: aux endroits où un passage piéton est nécessaire, de chaque côté, la rue est rétrécie par des «potelets», ces petits poteaux bloquant les voitures. «Le passage devient plus sûr pour deux raisons: la distance parcourue pour traverser est plus courte, ce qui diminue le risque d’accident; ensuite, les potelets étants présents, aucune voiture ne peut boucher la vue des enfants.» Pour eux, souligne la géographe, les véhicules parqués le long des chaussées sont autant de murs qui les empêchent d’apercevoir un éventuel danger. «A hauteur d’adulte, on ne s’en rend pas compte.»

Il s’agit d’un travail de longue haleine, souligne l’urbaniste, mais la Suisse s’efforce depuis longtemps de rendre ses villes plus agréables et plus sûres pour les piétons. Pionnière en Europe dans le domaine, Bâle a traduit dans les autres langues nationales une brochure résumant son concept de développement urbain et de quartier adapté aux enfants nommée Les yeux à 1,20 mètre. «La cité rhénane est souvent citée en exemple avec Berne, confirme Julie Barbey Horvath, entre autres parce que son programme a été conçu en collaboration avec des enfants.»

Adults only?

Une idée d’autant plus intéressante que la place des enfants dans la société est questionnée, notamment par des restaurants et des hôtels qui rejettent leur présence, jugée dérangeante. Pour Daniel Stoecklin, sociologue spécialisé en droits de l’enfant à l’Université de Genève, il s’agit d’une manifestation supplémentaire du recul de la présence des plus jeunes dans l’espace public: «Une étude parue en 2007 montrait déjà qu’en trois générations, la distance moyenne parcourue par les enfants au quotidien avait été divisée par trois. Dans une société soumise à de nombreuses contraintes (économiques, de temps, etc.), moins tolérante face à l’incertitude et au risque, où l’espace public s’est petit à petit privatisé, les jeunes sont poussés à rester chez eux, phénomène aggravé par les réseaux sociaux». Dans cette «société de bulles», l’intolérance envers les enfants, mais aussi les personnes âgées ou celles en situation de handicap grandit et «le lien social s’amenuise».

Les aménagements facilitant les déplacements profitent autant aux enfants qu’aux seniors et aux personnes en chaise roulante. KEYSTONE

«Il est normal qu’un enfant de 4 ans ne puisse pas rester à table sans bouger pendant trois heures. Le bon sens devrait dicter d’éviter cette situation. En revanche, on peut attendre de chacun qu’il supporte, dans un établissement public, quelques cris d’enfants et mouvements entre les tables le temps d’un repas. Même si nous vivons dans une société du tout, tout de suite, n’oublions pas que les plus petits doivent aussi faire leur apprentissage des codes à table. Etre un peu indiscipliné à cet âge c’est peut-être embêtant, mais c’est normal.» Daniel Stoecklin se demande aussi comment notre société peut se préoccuper du taux de natalité en berne et des conséquences sur les rentes AVS tout en refusant de donner un véritable espace aux enfants. Un espace que les aménagements et projets en cours aux Pâquis comme dans d’autres quartiers en Suisse s’efforcent de leur offrir.

«Réservé aux grands»

De plus en plus d’établissements interdisent ou découragent la présence d’enfants. Hôtels, spas, restaurants: la tendance «adults only» s’installe aussi en Suisse depuis plusieurs années. Calme recherché ou exclusion assumée? Une évolution qui fait débat.