La Fondation de l’Hermitage accueille cent tableaux du musée national de Varsovie. On y découvre la peinture polonaise de 1840 à 1925. Un art qui, influencé par les grands courants européens, fut l’un des fers de lance de la lutte nationale de la patrie de Chopin.

Portrait de Bronislaw Brykner en costume de fantaisie par Kazimierz Stabrowski (1908). Musée national de Varsovie.

L’Hermitage poursuit sa ronde des peintures nationales du 19e siècle au début du 20e siècle. Après la Belgique, la Scandinavie, l’Espagne, l’Angleterre ou le Canada, la maison Bugnion accueille la Pologne. Une bonne idée de la directrice Sylvie Wuhrmann et de sa fine équipe, qui aiment aussi les collections privées et les monographies de choix via une heureuse alternance. L’horizon de la fondation lausannoise est ici élargi à une nation dont on ne peut dire qu’elle soit connue pour sa peinture.

Et pourtant, la Pologne a bel et bien un patrimoine pictural. On le voit à l’Hermitage. La découverte y est réelle, voire totale. Qui, en effet, peut identifier le dixième des cent toiles des quarante-deux artistes sélectionnés par Agnieszka Lajus, directrice du musée national de Varsovie, et Agnieszka Baginska, conservatrice dans la même institution pour la peinture d’avant 1914?

Nation en lutte

Deux choses frappent au fil de la visite. Primo, l’art polonais a longtemps été un outil de revendication exprimant le sentiment national. Suite à trois partages iniques (1772, 1793 et 1795), la Pologne fut rayée de la carte. En se partageant son territoire, la Prusse, les Habsbourg et la Russie en firent «la nation martyre» du 19e siècle. La lutte pour son indépendance, recouvrée en 1918, a nécessité, peut-être plus encore qu’ailleurs, la mise en scène de son passé, la valorisation de ses traditions et l’expression de ses spécificités.

Ce qui est évident dans La République de Babin (1881) de Jan Matejko, qui regarde sans cesse les siècles antérieurs – hélas, le fameux bouffon Stańczyk de cet important peintre d’histoire n’a pas fait le voyage de Lausanne –, et dans Insurgé de 1863 de Maksymilian Gierymski (vers 1869), lui en prise directe avec une révolte matée par Moscou, est également perceptible dans d’autres œuvres au discours politique moins apparent. Ainsi quand Antoni Kozakiewics dépeint en 1894 une jeune paysanne priant modestement devant un crucifix fleuri. Il n’y en a donc pas eu que pour les «grands machins» académiques, au demeurant séduisants pour peu que l’imagination s’enflamme au combustible de l’histoire nationale.

Mouvements assimilés

Deuxième constat: grosso modo, la Pologne a été traversée par les mêmes mouvements artistiques que tout le Vieux Continent. Le romantisme s’est épanché dans la peinture d’histoire, tant admirée par le 19e siècle, âge des nations. Jan Matejko en est la preuve incontournable. Il ne fut pas seul: Camp zaporogue de Józef Brandt (vers 1895-1900) convoque l’imaginaire des steppes quand Teodor Axentowicz se souvient (vers 1910) de la mission polonaise en France auprès d’Henri III (le Valois fut roi de Pologne et grand-duc de Lituanie durant deux ans), un événement qui se déroula 337 ans plus tôt, en l’an 1573… La mémoire historique conforte le courage dans le combat politique au long cours.

Houtsoules dans les Carpathes de Wladyslaw Jarocki (1910). Musée national de Varsovie.

Le réalisme polonais a su regarder avec des yeux affectueusement slaves le folklore régional et la vie rurale: grâce à un certain émerveillement légendaire (Wojciech Gerson, Witold Pruszkowski), des appâts véristes (Stanislas Maslowski) ou des apprêts symbolistes (Marian Wawrzeniecki). L’impressionnisme a trouvé dans les portraits d’intérieurs (Olga Boznanska, Witold Wojtkiewicz, Wladyslaw Slewinski qui fut l’élève de Gauguin) et les paysages des motifs appréciés (Julian Falat), donnant lieu à des réussites dans les montagnes des Tatras (Stefan Filipkiewicz, Stanislaw Witkiewicz). Fruit du mariage discret de la nature et d’un symbolisme pas trop lesté de signes, le regard se distrait rêveusement avec Józef Pankiewicz et s’absorbe dans les bran-ches d’arbres de Ferdynand Ruszczyc. On n’est pas loin d’ambiances scandinaves ou canadiennes, en tout cas très septentrionales.

Tradition et modernité

La foi catholique de la fervente Pologne se traduit dans des scènes pétries de culture christique et biblique: si le symbolisme de Jacek Malczewski se détache du lot – cet excellent dessinateur, peut-être un des rares noms connus de l’exposition, est l’artiste le mieux représenté avec douze huiles – , le royaume de Dieu est précédé d’une confession rurale aussi bouleversante qu’originale (Vlastimil Hofman).

Cette typicité se retrouve dans les vêtements traditionnels (Wladyslaw Jarocki, Fryderyk Pautsch) et, de façon générale, dans une veine folklorique populaire. Avec les décennies, celle-ci se pare davantage de modernité, en l’occurence d’Art nouveau (Edward Okun). Jusqu’à se retrouver partie prenante de l’Exposition internationale des arts décoratifs et de l’industrie moderne à Paris en 1925.

La Pologne est alors indépendante. Zofia Stryjenska, qui décéda à Genève en 1976 – un de ses trois enfants, Jacek, a peint le plafond du Grand Théâtre –, participa à cet événement qui fit date avec Les Saisons. On voit ses mois de juillet-août et novembre-décembre à l’Hermitage. Son langage à la fois fortement local et infusé de modernité fait penser à ce que créaient les muralistes mexicains au même moment, eux aussi à la recherche de leurs racines. Une œuvre remarquable sur laquelle se clôt cette découverte probante et plaisante.