Chercheur de haut niveau, le Sud-Coréen Minwoo Kim a plaqué l’accélérateur de particules du CERN un an après avoir entamé un post-doctorat. Pour cuisiner! Dans son restaurant genevois, ses bibimbaps, bols de riz chaud avec œuf, épinard, radis blanc et champignons, provoquent une joyeuse réaction en chaîne gustative.

A Genève, des commerces apparaissent et disparaissent à une vitesse déconcertante. Certains emplacements semblent maudits ou destinés à tester des modes éphémères. Ce petit manège entraîne une sensation de flou désagréable. A l’inverse, quand une échoppe plaît et qu’elle dure, elle devient un point de référence, de repli. C’est le cas du Bibim, mini restaurant coréen niché place de-Grenus, non loin de la gare Cornavin. Certains y passent une fois par semaine, d’autres deux ou trois fois; quelques fanatiques sont là tous les midis. L’endroit n’émane pas d’une obscure chaîne de fast-food asiatique, mais est une création unique et originale d’un chef au profil non moins original. Car Minwoo Kim, 39 ans, qui s’occupe de tout, de l’achat des aliments à la vente des repas derrière la caisse, était il n’y a pas si longtemps… physicien nucléaire! Une information que seuls les clients ayant posé d’autres questions que «Vous avez du kimchi aujourd’hui?» peuvent connaître. C’est-à-dire pas grand monde.
Chaque matin, Minwoo Kim allume les fourneaux de sa cuisine à 5h30. Sa femme, arrivée de Corée du Sud à 15 ans, leur fille de 2 ans et leur garçon de 6 ans dorment encore lorsque l’ancien chercheur prépare la viande de bœuf, le porc et le tofu qui garniront ses bibimbaps. Ces bols de riz chaud avec œuf, épinard, radis blanc et champignons peuvent être dégustés avec d’autres légumes dont le chou fermenté kimchi, célèbre ingrédient de la cuisine coréenne. Ou avec des nouilles de patate douce que Minwoo Kim prépare à merveille.
C’est écrit en français!
«Tout ce que je vends est cuisiné le jour même», explique-t-il en nous recevant au Bibim. L’été, une terrasse permet d’accueillir une quinzaine de personnes. Mais en hiver, seules trois places sont disponibles au bar. Avant les beaux jours, la majorité des clients ne fait que passer: entre l’ouverture à 11h30 et 13h, employés de banques, cadres, habitants du quartier et étudiants vident par vagues irrégulières le stock du cuisinier-physicien. «Quand ça se calme et jusqu’à la fermeture (15h30), j’apprête les légumes pour que tout soit prêt pour le lendemain.» Le père de famille passe ensuite prendre ses enfants et de temps à autre s’échappe pour un moment de grimpe dans une salle de sport.
Une amie artiste, également coréenne, s’est chargée de la décoration. Elle a soigné les détails, des masques traditionnels coréens posés sur de longues et fines poutres de bois traversant l’uni-que pièce allongée du restaurant au design des menus et de la devanture. Avec – ô bonheur dans une ville envahie par l’anglais – des inscriptions en français! «Le vert, symbole d’une nourriture saine et écologique, est notre couleur. J’ai à cœur d’éviter le gaspillage. J’essaie de vendre tout ce que je prépare. Le surplus, quand il y en a, nous le mangeons le soir à la maison.»
Il a quitté ALICE

Encouragé par un professeur de l’université Yonsei, à Séoul, Minwoo Kim a quitté son pays et rejoint l’Organisation européenne pour la recherche nucléaire (CERN) en 2009. «J’ai collaboré avec des chercheurs allemands travaillant sur l’un des principaux détecteurs d’ALICE», raconte le scientifique ayant obtenu son doctorat en physique nucléaire en 2016. Signifiant A large ion collision experiment, ALICE a été installée sur l’anneau du fameux grand collisionneur de hadrons dont la presse avait beaucoup parlé en 2012 lors de la découverte de la dite particule de Dieu (ou boson de Higgs). Minwoo Kim était notamment responsable du dépannage 24 heures sur 24, sept jours sur sept, de cette installation hors norme permettant l’étude du plasma de quarks et de gluons, un état de la matière qui aurait existé juste après le Big Bang. Le Coréen est pourtant aujourd’hui plus heureux devant son cuiseur à riz que dans un laboratoire entouré de prestigieux scientifiques. «La collaboration avec des chercheurs du monde entier est passionnante, mais je ne me voyais plus continuer dans cette voie. La recherche fondamentale est trop éloignée de la réalité, de la vie pratique. Je rêvais d’une activité plus tangible et qui me plaise vraiment.»
Mais pourquoi avoir choisi la cuisine? «Quand je suis arrivé en Suisse en tant qu’étudiant, il était difficile de manger de bons plats: les restaurants de qualité sont chers à Genève. Je me suis donc mis à cuisiner…» Juste avant la pandémie de coronavirus, l’homme du pays du matin calme avait commencé par lancer sa petite entreprise de livraison à domicile de riz sauté au kimchi et de bulgogi (viande de bœuf marinée grillée). Nations Unies, CERN, mission coréenne: ses clients étaient nombreux, mais tout a pris fin avec le confinement. A la reprise, le cuisinier avait travaillé quelques mois pour le groupe de luxe Globus dans un poke bar proposant des plats à base de riz gluant dans des bols (poke), apprenant ainsi quelques ficelles du métier.
Grâce à sa femme
«Ma femme qui parle parfaitement français m’a beaucoup aidé, dit-il dans une langue hésitante mais sur le bon chemin. Je dois prendre des cours pour m’améliorer.» L’homme ne cède pas à la facilité de s’exprimer en anglais si on ne le lui demande pas. Catholique comme 11% des 51 millions d’habitants de son pays, Minwoo Kim se rend deux fois par mois à Nyon pour la messe en coréen. «La vie spirituelle est importante. C’est aussi l’occasion de partager avec la communauté et de parler de l’actualité politique très mouvementée en Corée.» Le père de famille, qui rentre au pays une fois par an, aimerait désormais ouvrir un restaurant spécialisé dans le barbecue coréen. En le voyant servir un autre client et combler avec soin le vide sur l’étal en réalignant les plats restants, on se dit qu’il y arrivera. Créant peut-être un nouveau point de référence dans une ville où tout change trop vite.