Le Museum zu Allerheiligen de Schaffhouse rapproche l’Allemand Otto Dix (1891-1969) et le Suisse Adolf Dietrich (1877-1957). Au-delà de parcours, de caractères et de styles différents, leurs peintures avec vue ou non sur le lac de Constance font sens. C’est très bien.

Les expositions où deux peintres «dialoguent» sont souvent tendancieuses. La pertinence n’est pas la règle. Heureusement, ce n’est pas du tout le cas de la proposition du Museum zu Allerheiligen, le musée principal de la ville et du canton de Schaffhouse. Un lieu qui vaut le voyage pour son cadre comme pour ses collections. Et du fait d’Otto Dix – Adolf Dietrich. Deux peintres au lac de Constance dont le commissaire est Andreas Rüfenacht, historien de l’art natif de Morat.
Originaire de Thuringe, dans le centre-est de l’Allemagne, Otto Dix est l’une des figures de proue de la Neue Sachlichkeit, la Nouvelle Objectivité des années 1920 (encadré p. 29). Issu d’un milieu ouvrier réceptif à la culture, ce citadin sûr de lui et très doué techniquement incarne «l’aile sociale» d’une peinture qui redécouvre la réalité non sans froideurs et duretés caustiques.
Ayant survécu aux tranchées de la Somme et au front russe, Otto Dix est horrifié par la Première Guerre mondiale. Il est acerbe, critique, sans illusion sur une République de Weimar constamment sur la sellette. Le régime hitlérien stigmatisera sa peinture, la condamnant comme «dégénérée». En 1933, il est chassé de son enseignement aux Beaux-arts de Dresde. Son «exil intérieur» se déroule sur la rive allemande du lac de Constance, dans le village de Randegg, puis celui de Hemmenhofen où se trouvent sa tombe et sa maison-musée.
Adolf Dietrich est son contraire. Campagnard, d’un milieu pauvre, né et décédé dans sa commune de Berlingen – on peut y visiter sa maison-atelier –, il passe une existence calme dans la Thurgovie des bords du lac de Cons-tance. Journalier, bûcheron ou tricoteur avant de vivre de sa peinture, il est autodidacte. Son style, souvent qualifié de naïf, lui vaut le sobriquet de «Douanier Rousseau allemand». Adolf Dietrich est pourtant bel et bien suisse et rattachable à la Neue Sachlichkeit, mais il est vrai que la confusion peut être faite.
Retour à la figuration
Son marchand d’art, l’Allemand Herbert Tannenbaum (qui s’occupa aussi de Max Beckmann) l’expose à Mannheim en 1925 juste avant la fameuse exposition à la Kunsthalle qui porte la Nouvelle Objectivité sur les fonts baptismaux. Si Adolf Dietrich n’était pas de cette première – mais le Bâlois Niklaus Stoecklin oui! –, la splendide et récente commémoration de Mannheim pour le centenaire de la Neue Sachlichkeit l’a néanmoins retenu; on y retrouvait d’autres artistes suisses entrant dans ce cadre figuratif tel le Chaux-de-Fonnier François Barraud et Vallotton.
La Nouvelle Objectivité réunit donc l’Allemand expansif et le Suisse discret. Avec une provenance différente. Une sensibilité autre. Otto Dix traduit dans ses toiles un monde instable, perturbé, voire violent: une Allemagne qui s’enfonce dans la perdition sociale, économique et politique – difficile, après-coup, de ne pas y déceler les ombres montantes du nazisme.
Adolf Dietrich a le pinceau méticuleux. Il détaille, cite les maîtres de le Renaissance germanique, ainsi des mains «à la Dürer» de son autoportrait de 1918. Ses compositions comportent parfois un présage d’abstraction recadrée dans et par le paysage. Surtout, son regard se berce de Landschafte apaisants. Il y en a beaucoup. Des vues sereines ou claires-obscures du lac de Constance. Du lac inférieur. L’Untersee. C’est là que se noue l’exposition.

Si l’on n’a aucune preuve que les deux artistes se soient rencontrés, certaines de leurs toiles ont été présentées côte à côte dans des expositions à l’époque (des photographies l’attestent). En tous les cas, les paysages du lac-frontière les rapprochent. La distance entre leur demeure respective, à Hemmenhofen et à Berlingen, est de trois kilomètres à vol d’oiseau.
Ce court espace conditionne différemment leur vécu. Et leur œuvre. Première Guerre mondiale: répulsion, crudité et condamnation pour Otto Dix; refuge dans la nature dans les huiles d’Adolf Dietrich. Deuxième Guerre mondiale: monde pétrifié par la peur, tempêtes, glaces, ciels rougeoyants et semblant d’espérance arc-en-ciel du côté de la rive helvétique pour l’Allemand – Coire a déjà montré en partie cela; froideur attentiste et immobilisme chez le Suisse. La confrontation est fascinante.
Les êtres humains? Otto Dix scrute le laid, le sale, le flasque, l’exagération; Adolf Dietrich les peint avec bienveillance et un semblant d’idéal (innocence de l’enfance). Natures mortes: Otto Dix semble ricaner sous cape, ne guère y croire; Adolf Dietrich est en pleine osmose – il est l’un des rares peintres à faire figurer une nature morte dans la nature. L’opposition entre le regard pessimiste d’Otto Dix et les plénitudes d’Adolf Dietrich s’observe aussi dans la représentation des animaux.
Centaine d’œuvres

Otto Dix, pourtant athée, est également remarquable quand il dépeint saint Christophe et le Christ enfant, métaphore pour signifier le passage d’une épreuve (l’eau encore). On mesure ses liens avec la Suisse où il expose durant ses années difficiles. Son retour à l’expressionnisme après l’apocalypse allemande est caméléonesque. Adolf Dietrich, lui, chemine prudemment…
L’accrochage fait sens. Il est net. Objectif, si l’on ose dire. La qualité des peintures y est pour beaucoup. Il y a de belles choses. Et des chefs-d’œuvre. La collection de Schaffhouse est riche en Otto Dix et en Adolf Dietrich: on le voit aussi bien avec Billardspieler qu’avec Abendseebild. Les prêts font aussi la différence, notamment les toiles du musée Gunzenhauser de Chemnitz, qui détient le plus grand nombre d’œuvres de l’Allemand. Sans conteste, le Museum zu Allerheiligen se distingue avec une des meilleures expositions européennes de ce premier semestre.
Nouvelle Objectivité
Allemagne, années 1920. Le pays est traumatisé, l’agitation dans la rue (communistes, nazis), la démocratie de la nouvelle République de Weimar fragile, l’économie en grande souffrance. Mais la scène artistique bouillonne. Contre les effusions expressionnistes d’avant-guerre, les facéties dadaïstes ou les fonctionnalités du Bauhaus, les peintres retrouvent le goût de la figuration dans un climat européen de «retour à l’ordre» général (Novecento italien, «néo-classicisme» moderne français, etc.). Gustave Hartlaub, directeur de la Kunsthalle de Mannheim, identifie cette vague de fond allemande qu’il baptise Neue Sachlichkeit lors d’une exposition en 1925.
Otto Dix, George Grosz, Max Beckmann, Georg Schrimpf, Christian Schad et Alexander Kanoldt sont les meilleurs représentants de cette Nouvelle Objectivité qui reconsidère l’ordinaire et les bizarreries de la réalité. On la partage en trois branches. «L’aile gauche» est vériste, critique, sociale, souvent cruelle, sans tabou. «L’aile droite» traite de sujets moins chargés. On compte aussi le «réalisme magique» défini par l’historien de l’art Franz Roh, non sans échos avec ce qui se fait en Italie au même moment (peinture métaphysique et autres). La plupart des peintres de la Neue Sachlichkeit ont été rejetés par le nazisme – l’accusation d’Entartete Kunst, «art dégénéré» –, mais certains s’en sont rapprochés.
Otto Dix – Adolf Dietrich. Zwei Maler am Bodensee
Museum zu Allerheiligen
Klosterstrasse 16, Schaffhausen.
052 633 07 77.
www.allerheiligen.ch
Ouvert du mardi au dimanche de 11h à 17h. Textes d’exposition aussi en français (dès fin mai). Jusqu’au 17 septembre.