Selon une étude lucernoise parue le 6 février, 63% des logements occupés par des personnes de plus de 76 ans en Suisse ont été construits avant 1980. Et ne sont donc souvent pas adaptés au grand âge. Des initiatives prennent le relais pour retarder l’entrée en EMS en misant aussi sur le lien social.
À Farvagny, village fribourgeois à équidistance de Bulle et de Fribourg, le bus s’arrête à quelques pas de l’église néogothique dont le clocher s’élance vers un ciel gris; c’est en lui tournant le dos qu’on gagne, en une dizaine de minutes à pied, une petite hauteur où se trouve la chapelle de Montban. Juste avant elle, la route longe un immeuble récent peint en vert: l’Am’O.
Daphné Ducrest en sort. Travailleuse sociale depuis près de vingt ans, elle a lancé ce projet en face de la maison familiale en 2018. «Mon arrière-grand-mère avait acheté le terrain. Je suis née ici, comme ma grand-mère et mon père», confie-t-elle. Avant son décès, son papa lui avait demandé ce qu’elle imaginait pour cette surface. «Je me suis dit qu’on pourrait construire des appartements confortables avec des espaces communautaires pour permettre à des personnes qui se sentent peut-être isolées de partager du temps avec d’autres.»
Une vie communautaire

Six ans plus tard, en septembre 2024, l’immeuble accueillait ses premiers locataires; cinq des six appartements sont désormais occupés. Tous différents, mais conçus dans l’idée de permettre le maintien à domicile le plus longtemps possible. «Ils sont par exemple adaptés aux chaises roulantes; il n’y a pas de seuils, l’ascenseur monte jusqu’au deuxième étage des deux appartements en duplex», explique la Fribourgeoise qui a assumé seule le projet, y compris dans ses aspects financiers.
Une exposition donne des couleurs aux murs bruts de l’entrée. Au premier étage se trouvent deux appartements. Et un troisième, communautaire. Sur la table de la cuisine, Daphné Ducrest dépose deux tasses qu’elle remplit de thé poire-vanille. «Ce n’est pas un EMS, les locataires sont autonomes. Chacun a sa cuisine, sa terrasse, sa vue sur la nature. Mais ils recherchent aussi une compagnie qu’on ne trouve pas toujours dans un immeuble.»
Ses locataires sont âgés d’une quarantaine d’années à un peu plus de 80 ans. L’un d’eux apparaît dans le cadre de la porte. Quelques mots sont échangés. Daphné Ducrest lui donne quelques informations sur la réparation du chauffage avant qu’il ne regagne son appartement. Son travail d’éducatrice de rue à temps partiel lui permet de s’investir dans son projet et d’assurer la conciergerie sociale, une expression qui ne lui plaît guère – «Je préfère parler de compagnie sociale». Elle est une personne de contact, donne des renseignements en cas de question et oriente vers les bons services administratifs ou des associations au besoin. Et elle contribue à la création du lien entre les locataires. «On organise des déjeuners d’anniversaire, l’accueil des nouveaux, des petits événements. Dans l’espace communautaire, on trouve de quoi échanger et s’occuper. Et je n’impose rien.» Il revient aussi aux locataires de s’approprier et de faire vivre l’Am’O.
Jeunes et seniors côte à côte
Son projet est le premier du genre dans le canton de Fribourg, mené dans un petit immeuble et par un privé plutôt qu’une fondation ou une collectivité. Il n’est pas soutenu financièrement par les pouvoirs publics. «Selon sa situation financière, un locataire peut demander des prestations complémentaires pour le loyer et pour l’accompagnement socio-éducatif.»

«Les étudiants trouvent des
avantages à côtoyer les seniors»
-Laurent Beausoleil
A Lancy, dans le canton de Genève, les loyers de l’Adret sont inférieurs à ceux de l’Am’O, mais l’Etat soutient l’exploitation du bâtiment bien plus imposant: il compte 153 logements. «On nous avait demandé de construire un EMS dans le quartier Pont-Rouge en développement et nous avons préféré proposer une autre structure», raconte Laurent Beausoleil. Il est le directeur général de l’Hages – Habitats et accompagnements des générations seniors –, organisation qui gère deux homes pour personnes âgées et depuis 2021 cet «habitat évolutif pour seniors».
Chaque appartement permet une existence indépendante aux locataires, âgés de 80 ans en moyenne. Même s’il n’est équipé ni de machine à laver ni de balcon. «Chaque étage dispose de son propre espace de rencontre et la buanderie en est aussi un. On se retrouve sur le rooftop si on veut profiter du soleil», indique Laurent Beausoleil. Comme à Farvagny, il s’agit de lutter contre l’isolement et de favoriser le lien entre générations, puisque 28 appartements sont occupés par des étudiants. «Pour s’assurer des échanges, nous avons exigé des étudiants, contre une diminution de loyer de 100 francs par mois, qu’ils s’acquittent de cinq heures de présence, individuelle ou collective, auprès des seniors, qu’il s’agisse d’organiser une activité, de descendre le linge à la buanderie ou de leur faire la lecture.»
Le rabais était permis par le soutien d’une fondation, limité dans le temps. Il a été supprimé sans que les étudiants ne s’en plaignent. «Ils trouvent des avantages à côtoyer les seniors», se réjouit le directeur général. Dont l’organisation a été approchée pour la réalisation d’un immeuble avec encadrement pour personnes âgées, toujours à Lancy. Y prévoir des logements pour étudiants n’est pas possible, faute d’espace. Mais une maison de quartier y sera insérée au rez-de-chaussée avec, au premier étage, des salles pour le suivi parascolaire auquel les seniors qui le désirent pourront participer.
Maintenir à domicile
A l’avenir, prévoit Laurent Beausoleil, les EMS seront de plus en plus médicalisés. Il fait part d’une expérience révélatrice: «En 2008, quand on organisait un thé dansant, 70% des résidents dansaient. A présent, ils ne sont peut-être plus que 10%, les autres étant en chaise roulante». L’Office fédéral de la statistique indiquait en novembre que les résidents d’EMS n’avaient jamais autant eu besoin de soins qu’en 2023; ils représentaient 110 minutes par jour.
Le maintien à domicile est aujourd’hui sur toutes les lèvres. Mais, pour retarder l’entrée en EMS, «il faut aller au-delà des appartements avec soins à domicile et une veille de nuit», encourage le spécialiste en insistant sur la dimension sociale qui évite l’isolement psychique. Sur sa petite hauteur fribourgeoise, Daphné Ducrest en est convaincue elle aussi. Elle espère que son projet en inspirera d’autres. Elle a d’ailleurs déjà reçu la visite de coopératives intéressées par l’Am’O. «Ensuite, il faut oser. Soyons courageux!», lance-t-elle.