La Fondation Gianadda expose une quarantaine d’œuvres de la collection américaine d’Armand Hammer. La peinture française du 19e siècle y est bien représentée, mais pas seulement. Cet ensemble prestigieux fait son bel effet.

Portrait de Sarah Bernhardt d’Alfred Stevens (1885). THE ARMAND HAMMER COLL.

Ah, les collections américaines… Elles font rêver les Européens qui ont laissé filer trop de peintures outre-Atlantique à la fin du 19e siècle. Paris était alors le centre des beaux-arts et les riches Américains un tant soit peu cultivés avaient les yeux de Chimène pour le Vieux Continent. Question de prestige. Et de bon goût. La Renaissance italienne et la modernité française, notamment l’impressionnisme, eurent toutes leurs faveurs.

De la sorte, de prestigieuses collections privées se sont constituées aux Etats-Unis. La Frick à New York. La Clark du Massachusetts. La Isabella Stewart Gardner à Boston. D’autres encore. Celle du magnat J.P. Morgan s’est retrouvée en bonne partie au MET. En Amérique, les secteurs privé et public sont perméables. La richesse des fonds des grands musées de la côte Est (Washington, Philadelphie, etc.) rappelle puissamment cette histoire.

Américain d’origine russe

Aujourd’hui, la Fondation Gianadda accueille un beau lot de la collection Armand Hammer. Ce Monsieur est arrivé un peu après dans la «course» à l’art européen. Mais pas trop tard: durant l’entre-deux-guerres, comme Peggy Guggenheim. Né en 1898 à New York de parents russes, ce médecin représente les intérêts de la compagnie pharmaceutique familiale dans l’URSS des années vingt. Il découvre le typhus. La famine. Avec l’accord des Soviétiques, il importe des céréales américaines. C’est le début de sa fortune; suivront la vente de whisky, de stylos ou de pétrole.

Durant neuf ans passés en Russie bolchevique, Armand Hammer s’amourache de peinture. Conseillé par son frère Victor qui a étudié l’art à Princeton, il ouvre une galerie à New York. Puis, sa collection ne cesse de s’enrichir. Elle devient un musée créé l’année de son décès (1990). L’institution fait désormais partie des meubles de l’UCLA, l’Université de Californie à Los Angeles. Une situation impensable en Europe, mais pas choquante en Amérique du Nord.

Martigny propose une exposition «importée». Sur les nombreuses œuvres de la collection Hammer, elle en expose l’essentiel, sinon le meilleur, en une quarantaine de pièces. Même s’il manque un de ses fleurons, Dr. Pozzi at Home de John Singer Sargent (1881); il y a une raison de poids à cela: l’actuelle exposition Sargent au musée d’Orsay à Paris (nous vous en reparlerons).

Peinture française

Junon de Rembrandt (vers 1662-1665). THE ARMAND HAMMER COLL.

Pour «le reste» (excusez l’expression), il n’y a pas grand-chose de secondaire à Gianadda. Y compris pour ce qui est antérieur au 19e siècle. Deux chefs-d’œuvre de Rembrandt s’imposent d’emblée: incontournable, la déesse grecque Junon, splendeur tardive du maître d’Amsterdam, est représentée comme une gente dame fortunée du 17e siècle; le portrait d’un homme au chapeau noir a le noble maintien du Siècle d’or hollandais.

Un gentilhomme en armure du Titien n’est pas du même tonneau; c’est tout de même un Titien de valeur. Dans un registre plus surprenant, Fragonard délaisse sa frivolité pour une éducation de la Vierge entre ors et obscurité. Watteau, pour sa part, dépeint les festivités du dieu Pan – la partie rocheuse est fantastique. Chardin? Il est là. Avec une nature morte à charge symbolique puisqu’elle représente les attributs de la peinture.

Superbes Gustave Moreau

On est heureux d’être salué par un portrait du cardinal Martinelli: Thomas Eakins est un excellent peintre réaliste de Philadelphie et il faudra bien que l’Europe s’intéresse un jour à lui. Gilbert Stuart est plus connu pour son portrait de George Washington; celui d’un pair d’Irlande n’est pas mal du tout. Un Géricault moyen est un Géricault réussi. Le point fort de cette partie de l’accrochage réside toutefois dans un ensemble de sculptures et de peintures d’Honoré Daumier. Personnages aux cous de crapauds, de hiboux ou de girafes. Les rires! La collection Hammer a un fonds de premier choix sur ce grand satiriste, on le voit à Martigny. En contrepoint, un Goya semble mineur quoique complémentaire. Dira-t-on qu’il y a mieux?

Oui. Corot offre une vue lointaine de la cathédrale de Mantes-la-Jolie (vers 1860, c’était apparemment très différent). Voici aussi un Boudin portuaire au ciel plus couvert qu’argenté. Un Degas qui zieute des danseuses d’opéra d’une loge. Un luxuriant Monet sur la côte ligure, à Bordighera. Un des plus beaux Pissarro, le Mardi gras de 1897 sur le boulevard Montmartre. Le portrait de Sarah Bernhardt par Alfred Stevens est moins académiquement flamboyant que celui de Georges Clairin, il n’en est pas moins iconique.

Vue de Bordighera de Claude Monet (1884). THE ARMAND HAMMER COLL.

Van Gogh est aux cimaises avec trois œuvres: une de ses débuts (sombrement hivernale), deux avec son style trouvé sous le soleil de la Provence. Ce n’est cependant pas «le suicidé de la société» qui enflamme la rétine. Garçon au repos de Cézanne est d’une grande sérénité rimbaldienne. Bonjour Monsieur Gauguin de Paul Gauguin est un remarquable hommage rendu à Courbet. Surtout, Henri Fantin-Latour est en gloire avec deux splendeurs: des pivoines et le portrait de Mlle Edith Crowe, d’une noire et mystérieuse gravité.

Citons encore Bonnard, Vuillard (ravissante Madame Hessel) ou Henri-Edmond Cross (bleus cyprès), notamment pour indiquer qu’Armand Hammer n’est pas allé plus loin que les nabis. Cela ne signifie pas que ses préférences étaient plan-plan. La preuve finale avec un sommet symboliste. Deux ahurissants Gustave Moreau: un roi David mélancolique et Salomé qui danse devant Hérode… On en cligne encore des yeux. Avons-nous rêvé ou cauchemardé?