En étroite collaboration avec la National Portrait Gallery de Londres, la Fondation Gianadda présente une trentaine de portraits de Francis Bacon (1909-1992). Un genre que le peintre anglais renouvela en profondeur. Avec force malaise et hantise de la mort.

Bacon photographié par J.S. Lewinski en 1967. NATIONAL PORTRAIT GALLERY

Chez Francis Bacon, l’expression «portrait craché» prend un double sens. L’Anglais y a ajouté le sien, d’ordre formel fût-il difforme, via sa contribution artistique. Les peintures du visage de ses amis, amants, mécènes et autres obsessions picturales – sa triade Velázquez-Rembrandt-Van Gogh – s’apparentent à des expectorations buccales. Sa fascination pour «le luisant et la couleur qui viennent de la bouche» l’enjoignit à peindre comme s’il crachait (ou vomissait).

Les portraits de ses modèles, bien avant ses autoportraits, sont déformés par son pinceau et l’usage de multiples techniques (sable, serpillère, allez savoir…). Ils se distordent encore plus que les petites gens chez Chaïm Soutine. Ils s’affaissent sur eux-mêmes. Face et profil se confondent. Ils s’entortillent au point de révéler des chairs à vif, des organes en torsion, des nerfs plus liquides que tendus. Davantage viscérale que nue, la «vérité criante», dixit Michel Leiris, de ces présences humaines apparaît alors derrière le masque des apparences – «des écrans», les dénommait Bacon.

Bouleversement figuratif

Etrangement, en transcendant de la sorte la ressemblance physique, Bacon n’empêche pas l’identification d’une personne. Les êtres ayant partagé sa vie sont reconnaissables. On discerne son grand ami le peintre Lucian Freund, avec lequel il finit par se brouiller sans qu’on sache pourquoi. Ses camarades femmes de la bohème de Soho, Muriel Belcher, Henrietta Moraes et Isabel Rawsthorne. Ses amants morts tragiquement, Peter Lacy et George Dyer, tous deux suicidés lors d’une de ses expositions. En ce sens, on peut affirmer que Bacon a peint leur portrait craché. Les déformer – les crachouiller – revenait paradoxalement à les reconnaître. Ainsi son approche a bouleversé le genre du portrait au 20e siècle.

Après 1945, les avant-gardes se détournent du visage. Bacon, lui, reste «fermement» figuratif. Il n’aime pas l’art abstrait. Il connaît ses classiques, les grands maîtres qu’on peut admirer dans les musées britanniques. Et puis il n’est pas seul. On l’associe à ses compères de la School of London, Lucian Freund, Frank Auerbach, Anne Dunn ou Paula Rego (EM24/2024). Des modernes de la figuration. Dans les années 1930, Bacon a pourtant été attiré par les surréalistes, mais ces derniers ne l’ont pas retenu comme l’un des leurs. Il a alors pris une autre direction. La sienne, depuis sa naissance en 1909, n’était pas gaie.

Bacon a été élevé à la dure avec ses quatre frères et sœurs entre Dublin et Londres. Son père, ancien militaire, était autoritaire et violent; sa mère venait d’une famille aisée. Asthmatique, chétif, l’enfant a peiné à suivre une scolarité normale. Quand ses parents ont découvert l’homosexualité de leur adolescent, ils l’ont rejeté. L’artiste ne gardera de sa famille qu’un seul bon souvenir, celui de sa nounou Jessie Lightfoot (Maylis Besserie en a tiré un roman l’an dernier chez Gallimard). Il part donc sur le continent en 1927 et s’initie à la liberté à Berlin. Il visite ensuite Paris. Suite à la découverte de Picasso dans la galerie Rosenberg, il revient à Londres en 1928. Avec le désir de peindre en autodidacte.

Bohème à Soho

Pour vivre, Bacon travaille comme dessinateur de meubles et décorateur. Il commence à exposer, mais ne rencontre ni la reconnaissance ni le succès. Cela viendra après la guerre. Avec sa période des cris. Des portraits de trois quarts sur fond noir. Des personnes encagées par de fins traits structurants. Leur bouche est une ouverture sur une horreur intérieure. Ce sont déjà des séries. Bacon les affectionne. Il baptise ses têtes hurlantes «études» et y ajoute des chiffres, ce qui indique qu’il est toujours en recherche. Il remet sans cesse l’ouvrage sur le métier. Le prouve son obsession pour le portrait du pape Innocent X de Diego Velázquez (galerie Doria-Pamphilj, Rome).

Bacon était un accumulateur infatigable de coupures de presse, de photographies, de toutes sortes de traces visuelles. Ce fouillis a nourri sa démarche artistique, chaotique, vivante, hantée par la mort – «Je suis toujours surpris de me réveiller le matin», confessa-t-il. Au début des années 1950, il abandonne la peinture d’après modèle vivant. Il préfère les vapeurs de sa mémoire – au sous-sol de la Fondation Gianadda, on revoit cet alcoolique aimable et disert dans le fameux documentaire de Pierre Koralnik (1964) tourné pour l’émission Continents sans visa de la TSR. Il aime surtout s’appuyer sur des photos, des reproductions souvent froissées et maculées. En procédant de la sorte, il pense ne pas faire affront aux gens qu’il portraiture.

Les distorsions de Bacon expriment une violence. Une déstabilisation. Ses études éprouvent. Ce sont des hantises torturées. S’y révèle la pulsation d’une personne. S’y perçoit le pouls d’une douleur. D’un malheur. D’une condition. Une humanité avec sa part d’animalité. Des relations houleuses. Des vérités qui peinent à hurler, des mensonges qui souffrent de se cacher. Ce qui reste d’un visage quand il est altéré par ses mystifications.

Vœu de Léonard Gianadda

La Fondation Gianadda a réussi «son» Bacon. Exposer le fameux peintre anglais était un des rêves de feu Léonard Gianadda. Cette réalisation post-mortem est un très bel hommage rendu à sa mémoire. A son énergie infatigable. L’exposition est prenante, parfois dérangeante, souvent émouvante. La trentaine de toiles réunies est de grande qualité. Au faîte? Le triptyque monumental de 1973 sur le suicide de son amant George Dyer le jour de la grande rétro Bacon au Grand Palais à Paris.

Un Rembrandt et plusieurs photos (Irving Penn, Peter Stark, Bill Brandt, Jorge Lewinski, etc.) forment les supports avérés de cette Présence humaine. L’accrochage fait ressentir la démarche d’un artiste et les désarrois névrotiques d’un homme. Bacon croyait qu’il ne restait d’un être humain, à sa mort, que des dents et des os. Il avait oublié tout ce qu’un individu peut faire entre sa naissance et son trépas. Ce qu’il
nous a laissé est le témoignage poignant d’une vie de création au fil du 20e siècle.