L’interdiction des adoptions à l’étranger voulue par le Conseil fédéral ne mettra pas fin aux abus. Ni aux souffrances des personnes de plus en plus nombreuses qui cherchent à identifier leurs origines, préviennent deux spécialistes qui pointent les cas de figures juridiques auxquels l’Etat se retrouve confronté avec la multiplication des possibilités d’avoir un enfant à l’étranger.

Macarena Fatio et Hervé Boéchat conviennent mal aux médias. Lorsqu’on les sollicite en raison de leur grande expertise dans le domaine de l’adoption – internationale en particulier –, il arrive que leur intervention soit réduite à quelques secondes à l’antenne, voire à rien du tout. Pourquoi? Parce que leurs réponses ne sont pas simples. Et qu’elles interrogent notre modèle de société.
Le 29 janvier, le Conseil fédéral s’est prononcé pour le principe de l’interdiction des adoptions internationales, mesure qui sera soumise au Parlement. Une décision mal prise par une partie des familles concernées (lire ci-dessous). «L’adoption, à l’étranger ou non, est un sujet infiniment complexe», prévient Macarena Fatio, directrice d’Espace A, une association dont les professionnels de la santé psychique accompagnent et soutiennent les personnes concernées par l’adoption, l’infertilité et les traitements de procréation médicalement assistée. Chaque enfant a son histoire et vit son adoption différemment selon les circonstances «durant l’adolescence qui est déjà une période compliquée, mais également au moment de devenir papa ou maman par exemple; les enfants adoptés n’ont de loin pas tous des destins tragiques, rien n’est ni tout blanc ni tout noir».
De graves abus, mais…
De graves abus ont eu lieu des années 1970 à 2000, à une époque où le mythe du couple de sauveurs blancs prêts à recevoir un bébé orphelin né dans un bidonville n’était que peu remis en question. «Des enfants du Sri Lanka et d’autres pays, parfois volés à leurs parents, ont été placés en Suisse sur la base de documents falsifiés. Mais, rappelle Macarena Fatio, dans les pays d’origine comme ceux d’accueil, un énorme travail a été réalisé depuis vingt ans pour combattre les abus et garantir le droit de chacun de connaître ses origines, une préoccupation centrale à Espace A.»
En 2003, la Suisse a ratifié la convention de La Haye sur la protection des enfants et la coopération en matière d’adoption internationale et mis en place de solides procédures de contrôle avec des partenaires bien identifiés, souligne le spécialiste en droits de l’enfant Hervé Boéchat qui a fait partie du groupe d’experts mandaté par le Conseil fédéral pour analyser le contexte actuel. «Le paysage de l’adoption internationale a beaucoup évolué en peu de temps: les procédures se sont renforcées et de nouvelles valeurs sociales, telles que les droits de l’enfant et l’accès aux origines, se sont imposées.»

«L’image de milliers
de bébés attendant d’être
adoptés est fausse»
-Macarena Fatio
Pour Macarena Fatio, le Conseil fédéral a fait preuve d’une grande maladresse en expliquant s’être basé sur les adoptions irrégulières passées pour motiver sa décision. «En plus d’être invalide, cet argument jette un voile de soupçon sur l’ensemble des familles adoptives.» Cela alors que la véritable raison semble d’une tout autre nature: «Pour Berne, les moyens engagés pour encadrer une trentaine d’adoptions par an alors qu’on en comptait plusieurs centaines à une époque semblent trop importants».
Des familles rares
Si les raisons de cette baisse radicale sont multifactorielles – la principale est que les pays d’origine ont développé une prise en charge nationale des enfants en situation d’abandon –, la réglementation mise en place a aussi eu un effet dissuasif. En conséquence de quoi l’âge moyen des enfants confiés à l’adoption internationale, parfois couplée à des besoins médicaux spécifiques, a augmenté. L’image encore véhiculée par certains médias de milliers de bébés attendant d’être adoptés est fausse, insiste Macarena Fatio. Les enfants ayant besoin d’une famille ont aujourd’hui entre 4 et 10 ans et forment parfois des fratries qui ne peuvent être séparées. Or, «les familles adoptives ayant les qualités humaines nécessaires et l’envie de relever le défi avec un vrai projet parental sont rares».
«Le groupe d’experts, reprend Hervé Boéchat, a proposé de ne collaborer qu’avec un nombre restreint d’Etats connus pour être particulièrement soucieux de l’intérêt des plus petits. Mais le Conseil fédéral a choisi de tout interdire, sans tenir compte du fait qu’une adoption peut répondre à l’intérêt supérieur des enfants.» Vaut-il la peine de continuer même pour une seule adoption par an? «C’est un choix politique. Il impacte naturellement les enfants potentiellement concernés. Sans compter que tout un savoir-faire acquis au fil du temps risque de disparaître.»
Devant le fait accompli
Si le contexte international semble indiquer qu’un marché noir de l’adoption pourrait difficilement résulter de cette interdiction, le risque existe en revanche que davantage de parents infertiles se tournent vers des mères porteuses. «Avec la mondialisation et l’explosion de la mobilité des personnes, couplées aux avancées médicales et aux intérêts financiers qui y sont liés, les possibilités d’avoir un enfant et les cas de figure juridiques se multiplient, prévient Hervé Boéchat. Les autorités suisses sont déjà confrontées à des situations de plus en plus complexes. Mais si l’enfant est là, l’Etat ne peut pas l’ignorer et doit souvent composer avec le fait accompli. Il sera difficile à l’avenir de faire l’économie d’une approche globale et coordonnée des questions liées à ce qu’on pourrait appeler la parentalité internationale incluant l’adoption, la gestation pour autrui, les familles multinationales, etc.»

«Avec la mondialisation, les possibilités
d’avoir un enfant et les cas de figure
juridiques se multiplient»
-Hervé Boéchat
Les bébés qui naissent aujourd’hui suite à des procédures de don de sperme ou d’ovules ou de gestation pour autrui à l’étranger ne pourront jamais connaître leurs origines, déplore Macarena Fatio. La directrice encourage les autorités à «engager plus de moyens pour assurer un suivi psychologique et une sensibilisation appuyée des personnes faisant appel à de telles techniques pour assurer l’accès aux origines des enfants concernés». Et bien entendu à soutenir les personnes qu’elle voit quotidiennement remuer ciel et terre pour connaître leurs racines biologiques.
Quant à l’adoption internationale, elle est à un tournant. «Si la tendance des Etats d’accueil à vouloir y mettre fin se confirme, il appartiendra aux pays d’origine de décider s’ils peuvent répondre aux besoins de leurs enfants et à quelles conditions», conclut Hervé Boéchat.
«Décision absurde»
Incompréhension totale: c’est le sentiment qui habite l’informaticien et formateur pour adulte Pascal Boegli. Enfant adopté ayant lui-même adopté une fille originaire de Thaïlande approchant aujourd’hui la vingtaine, cet habitant du quartier genevois de Champel prend mal la décision du Conseil fédéral de mettre un terme à la possibilité d’adopter un enfant à l’étranger. «Ma fille ne se sent pas forcément attaquée, mais elle ne comprend pas. Pourquoi maintenant? Et pourquoi se baser sur des abus commis il y a trente ans à la suite desquels, justement, les règles ont été revues?» Au lieu de corriger certains détails et continuer, les autorités veulent tout arrêter, peste-t-il. «Retirer aux enfants la possibilité de former une famille avec des couples désirant en former une, c’est manquer d’humanité. Il y a d’autres moyens de faire des économies.»