Vaud est l’un des cantons les plus touchés par les attaques de loup. Autrefois prêt à collaborer et à s’adapter au retour du grand prédateur, Serge Kursner, un éleveur de Gimel, au pied des forêts du Jura vaudois, se sent aujourd’hui abandonné.

«Hier, 19 août, au chalet de la Dôle: un veau tué et une vache blessée; 17 août: un veau mort sur la commune de Gingins; 15 août à Juriens: une chèvre; 14 août à Montricher: une chèvre; 12 août à L’Abbaye: une génisse. Oh! Et le jour d’avant, deux génisses la même journée!» Assis dans sa cuisine à Gimel, au pied du massif du Jura vaudois, non loin de la route qui mène au col du Marchairuz, Serge Kursner fait défiler les messages d’alerte de Proconseil. Cette filiale de l’association Prométerre spécialisée dans l’accompagnement des exploitations agricoles et viticoles du canton propose aux paysans de les avertir par SMS lorsqu’un garde-faune a confirmé une attaque de loup.

De tempéré à révolté

Le changement est frappant entre notre première visite il y a quatre ans et cette fin de mois d’août. L’homme rencontré en 2021 au milieu de son troupeau au patrimoine génétique de grande valeur – des chèvres de race alpine chamoisée, résultat d’un long et minutieux travail d’élevage – était modéré dans ses propos. Et intéressé par toutes les mesures et initiatives pouvant l’aider à mieux appréhender le retour du grand prédateur. Contre qui, disait-il, il n’avait aucun grief. Pour autant que «des solutions concrètes» lui soient proposées rapidement.

S’il reste ouvert à la discussion, le maître-chevrier qui possède également une quarantaine de vaches est aujourd’hui à bout. Remonté contre «la très mauvaise gestion du problème par des fonctionnaires à Berne qui ne savent pas situer le parc naturel régional Jura Vaudois (qui s’étend de Saint-Cergue à Romainmôtier, ndlr). Des bêtes tuées chaque deux jours, ça n’est pas possible; si vous travaillez dur dans votre ferme, ce n’est pas pour être obligé de monter sans cesse à l’alpage durant l’été pour récupérer des cadavres!». Ni, déplore-t-il en vérifiant dans son livre de comptes que les commandes de fromage du jour soient prêtes à être envoyées à ses clients, pour vivre dans l’angoisse «que le garde-faune appelle pour vous annoncer une mauvaise nouvelle».

Tuée par M351

Une situation qu’il a vécue début juin pour la première fois avec Toscane, une génisse d’un peu plus d’an. «C’était le lundi de Pentecôte. Je fauchais quand mon berger m’a appelé. Avec le garde- faune, nous sommes montés le rejoindre et il nous a emmenés jusqu’au cadavre qui se trouvait à deux mètres d’un sentier pédestre. Découvrant la scène du crime, comme il la nomme, le garde-faune a tout de suite lancé: ‘Ça, c’est du loup’. Vu les marques de dents de la taille de mon petit doigt – et je n’ai pas des petites mains comme vous pouvez le voir –, la violence de l’attaque, les yeux exorbités de ma génisse, sa langue dehors… et le fait que la bête n’a presque pas été consommée, ce dernier a vite identifié le coupable: M351. Ce que les analyses ADN ont confirmé.


Toscane, qui a agonisé durant des heures avant de mourir, a été victime du fameux loup de l’Est qui hante les nuits des paysans vaudois. Plus gros que les spécimens d’origine italienne, M351 a reçu une balle dans la gueule, mais s’est remis et aucun garde-faune n’est depuis parvenu à l’abattre. «Ils l’ont eu dans leur viseur, mais les conditions légales de tir, de nuit, sont si contrai- gnantes qu’il s’en sort toujours.» Il faut, poursuit l’éleveur en citant par bribes la dernière autorisation cantonale de tir de régulation que le loup «se trouve au sein de sa meute, à proximité de troupeaux d’animaux de rente et dans une zone habitée toute l’année». Tout cela dans un périmètre précis et avant le 31 août, ajoute le paysan en levant les yeux au ciel. Serge Kursner en est convaincu: si les autorités s’en donnaient réellement les moyens, elles pourraient sans problème abattre les individus problématiques.

Un autre point l’agace: «J’ai des amis à Genève, où j’ai grandi, dont des paysans, mais là-bas personne n’est au courant de ce qui nous arrive ici; en revanche, lorsqu’une louve est tuée par erreur par un garde-faune qui visait M351, alors là tout le monde le sait». Il évoque ensuite le cas d’un collègue ayant «suivi à la lettre les instructions pour renforcer sa clôture» dont plusieurs brebis ont pourtant été tuées en quelques minutes ce printemps. Mais aussi celui-ci: «Une amie fermière alertée par le comportement étrange de son chien a jeté un œil à sa bergerie. Là, deux loups lui ont fait face dont M351 (l’analyse ADN de la bête tuée à cette occasion a permis son identification) qui s’est approché en lui montrant les crocs! Si j’avais entendu ces récits il y a quatre ans, je n’en aurais pas cru un mot».

S’il est reproché à certains paysans de ne pas prendre assez soin de leurs bêtes une fois lâchées à l’alpage – les moutons en particulier dont un certain nombre meurt chaque année en raison d’une pneumonie notamment –, difficile d’attaquer l’éleveur de Gimel sur ce terrain: «Je n’ai jamais perdu de vache à cause d’une maladie ou d’un accident, signale-t-il en soulignant la robustesse de la race des Highlands. Le problème c’est que les loups s’adaptent à tout. Au début, on nous avait assuré qu’ils n’attaquaient pas de jour, et jamais de bovins – ce qu’ils font aujourd’hui. Les autorités sont dépassées, en particulier dans des alpages aussi vastes que les nôtres où il est impossible de tout clôturer».

Combien coûte le loup?

Si Serge Kursner ne compte pour l’instant aucune victime parmi ses chèvres, il le doit en bonne partie aux observateurs de la Fondation Jean-Marc Landry, mandatée par le canton pour accompagner les éleveurs et analyser le comportement des loups vis-à-vis du bétail. Au printemps 2020, ceux-ci étaient venus frapper à sa porte pour l’avertir du retour du loup et du fort risque d’attaque sur ses animaux. Contrairement à d’autres collègues moins réceptifs ou disponibles, l’agriculteur de formation spécialisé dans l’élevage caprin depuis 1993 avait accepté de rentrer préventivement ses bêtes la nuit.

En plus d’allonger sa journée de travail et d’interrompre ses soirées en famille, cette nouvelle contrainte quotidienne s’est accompagnée d’un coût additionnel. «Les chèvres s’alimentent aussi la nuit. Or, depuis le retour du loup, elles ne peuvent plus le faire dans les pâturages. Comme elles doivent bien manger, je leur donne le fourrage que je leur réserve d’habitude pour l’hiver.» Des frais supplémentaires estimés à 5400 francs par an dont il avait demandé il y a quatre ans le remboursement. Résultat? «Le canton m’a octroyé une indemnisation pour les heures supplémentaires de travail. Elle ne couvre pas le coût du fourrage, mais c’est déjà ça.» En fin de compte, dit-il, «nous, les paysans, aimerions connaître le coût réel pour la collectivité du retour du loup ces cinq dernières années». Si Serge Kursner ne pense pas qu’il existe une taille idéale ou un nombre parfait de fils de sécurité pour construire une clôture capable de stopper le loup, il connaît en revanche un autre chiffre. «Vingt: c’est en centimes ce que coûte une balle mortelle pour un loup problématique tel que M351.» Pour autant, ajoute-t-il en rentrant ses chèvres, qu’on laisse les gardes-faunes faire leur travail.