Le repas partagé en fin de journée tendrait-il à disparaître? Une étude française publiée début septembre indique une diminution du temps passé à table en famille ces dix dernières années. En Suisse, le thérapeute de couple et de famille Robert Neuburger encourage à préserver ce «très bon rituel».

Maman, papa et les enfants assis autour de la table du salon partageant un repas: l’image semble banale tant elle est ancrée dans la représentation collective de la famille. Et pourtant ce moment clef, ciment relationnel quotidien de nombreux couples et familles, semble en danger. La faute à une société soumise à l’omniprésence des écrans qui détourne l’attention? A une idéologie déconstructiviste qui remet tous les rituels, traditions, normes, fêtes et même le repas du soir en question?
Sûrement un peu des deux. Mais l’étude publiée par l’institut de sondage du groupe Les Echos – Le Parisien OpinionWay sur mandat d’HelloFresh, une multinationale de l’alimentaire livré à domicile, explique ce changement par un inexorable rétrécissement du temps à disposition des parents. Interrogés sur les raisons qui les empêchent de partager tranquillement un repas le soir avec leurs enfants – ou qui les obligent à raccourcir ce moment –, ils évoquent principalement des journées de travail à rallonge ou des horaires décalés. A quoi s’ajoutent le temps grignoté par les devoirs des enfants et les activités extrascolaires qui ont tendance à se multiplier. Sans oublier celui passé devant les fourneaux. Et si les esprits ne sont pas aussi frais et disponibles qu’ils le devraient une fois le repas servi, c’est aussi dû à une charge mentale que l’on a tendance à négliger: la durée moyenne estimée pour planifier les repas (le choix des recettes, les courses et l’anticipation) est tout de même de plus de deux heures chaque semaine. Résultat? Pour beaucoup, le souper se rapproche plus d’une contrainte que d’un moment de plaisir partagé.
Il y a de l’espoir
Si la majorité des sondés estime que l’heure idéale pour manger en famille se situe entre 19h et 20h, le repas est servi en réalité aux alentours de 20h15 (en France), nous apprend l’étude. Une famille sur quatre admet que le dîner dure moins de trente minutes et un tiers des parents avouent y consacrer entre quinze et trente minutes de moins qu’il y a dix ans.
Malgré ce recul, un peu plus d’un parent sur deux affirme encore manger tous les soirs avec l’ensemble des membres du foyer. Un constat qui ravit Robert Neuburger, thérapeute de couple et de famille
installé à Chamoson (VS) reconnu pour ses ouvrages parus en plusieurs langues, dont un sur les rituels familiaux, réédités de nombreuses fois. Pour ce psychiatre et psychanalyste de 85 ans qui reçoit toujours des patients dans son cabinet, «le repas partagé en fin de journée est un très bon rituel». Pourquoi? «Parce qu’il crée du ‘nous’, nous répond l’expert avant d’embarquer pour Bruxelles où il forme et supervise des thérapeutes depuis des années, tout comme en France et en Espagne. Selon cet ancien président de l’Association suisse romande de thérapie familiale, deux éléments font exister la famille: «D’un côté la croyance en certaines valeurs communes (par exemple la solidarité, la confiance, l’entraide) et de l’autre l’existence de rituels qui sont essentiels, car ils créent et renforcent le sentiment d’appartenance au groupe».

Durant la semaine, illustre l’expert, la famille est éclatée entre l’école, la cantine, le travail, l’entraînement de foot et le cours de danse ou de piano. Cet éloignement, qui a aussi ses avantages, n’en fragilise pas moins la cohésion. «Ainsi, se retrouver autour de la table, chaque soir, permet de resserrer les liens, de rappeler à tous qu’ils font partie d’une famille surlaquelle ils peuvent compter et qui en retour compte sur eux.» L’idée n’est pas de commenter le bulletin scolaire ou les problèmes de dissipation du petit dernier – il y a d’autres moments pour le faire, assure le thérapeute –, ni de revenir sur la dernière prise de tête avec son chef, mais de garantir un moment d’apaisement, de partage et de discussion qui nourrisse le groupe. Ces retrouvailles quotidiennes représentent aussi un formidable réservoir de bons souvenirs pour les enfants qui chercheront certainement à reproduire ce schéma vertueux plus tard. «Le souper nourrit certes l’estomac, mais surtout il nourrit le groupe», résume Robert Neuburger pour qui le plat dégusté importe finalement peu. Ce qui compte, c’est d’être vraiment ensemble, «de se parler et de s’écouter sans télévision ni Smartphone pour nous distraire».
L’importance des rituels
Au-delà de la question du souper, le médecin regrette que «les gens ne réalisent pas l’importance des rituels». Les fêtes d’anniversaire – avec le cadeau, le gâteau et le chant – ou le baptême pour les familles croyantes, «tout cela a un effet liant pour le couple ou la famille, il n’y a qu’à voir ce qu’il se passe lorsque vous oubliez l’anniversaire de votre femme», ajoute, malicieux, le thérapeute.
De par sa fonction agroupante, le rituel se distingue de la simple habitude réalisée mécaniquement. «S’il n’est pas vu comme une contrainte, le repas du dimanche à midi chez les grands-parents peut être un moment important de ressourcement où on prend soin les uns des autres avec des petites attentions et des mots gentils. Il permet en plus à l’enfant de mieux comprendre qu’il s’inscrit dans une histoire, dans un tout, avec un avant et un après. Que ce n’est pas seulement de lui et de son nombril qu’il s’agit.» Le psychiatre songe aux cas de violence d’adolescents contre leurs parents qu’il voit défiler dans son cabinet. Des parents «très attentionnés», à l’affût de la moindre demande de leur fille ou de leur garçon, qui n’ont pas su leur enseigner «qu’ils ne vivent pas que pour eux-mêmes, mais aussi pour le groupe». Qu’ils ont certes des droits, mais également des devoirs envers les autres.
Il est donc utile de leur confier des tâches ménagères par exemple qui en plus d’un côté pratique permet de rappeler que l’on compte sur eux. «Un enfant qui comprend la place qu’il occupe dans le groupe devient plus facilement responsable et autonome. Un enfant qui a toujours tout attendu de ses parents reste en revanche souvent fragile et peine à se détacher, ce qui peut engendrer de gros clashs à l’adolescence.» D’où l’importance des rituels qui, en aidant les enfants à comprendre leur rôle dans la famille, les aident à forger leur propre identité.
Le repas du soir dans le monde
Partout dans le monde, le repas du soir raconte bien plus qu’une habitude: un moment de lien, de mémoire et de partage. Et si, derrière chaque table dressée, se cachait une même manière d’être ensemble? Une minute pour voyager au cœur d’un rituel universel, simple et profondément humain.