L’Hermitage présente un florilège de 136 œuvres de la plantureuse collection du Petit Palais de Genève, une adresse hélas fermée au public depuis un quart de siècle. De Caillebotte à Steinlen, Lausanne offre un panorama de choix de la peinture française entre 1880 et 1930.

La Femme au tabouret de Nathalie Kraemer (sans date).


L’Hermitage sied très bien aux collections privées. Celles-ci (Langmatt, Bemberg, Hahnloser, etc.) sont régulièrement valorisées par l’institution lausannoise qui en a fait un de ses atouts cœur sous la férule de sa directrice Sylvie Wuhrmann. Voicile tour des Trésors du Petit Palais de Genève.

En l’an 2000, deux ans après le décès à 93 ans de son fondateur-collectionneur Oscar Ghez, ce musée privé fermait ses portes. Le bâtiment second Empire de la Terrasse Saint-Victor, non loin de l’église russe, entrait dans une léthargie dont il ne s’est pas réveillé, du moinspour le public qui aimait franchir son seuil. Au bout du lac Léman, un rideau se baissait sur une certaine France picturale exprimant les heures chaudes de Montparnasse et les nuits bohèmes de Montmartre. Une grosse perte pour la cité de Calvin.

Monsieur Oscar Ghez

Portrait d’Oscar Ghez par un anonyme (1991).

Pourquoi cette fermeture? Le lieu ne serait plus aux normes, a-t-on dit. Est-ce la seule raison? Assurer une succession n’est pas une affaire aisée. Il fallait aussi toute l’énergie de Monsieur Ghez pour porter son musée, qui existait tout de même depuis 1968. Désormais, on a le loisir de voir des œuvres du Petit Palais aux cimaises d’accrochages temporaires de-ci, de-là. Il prête beaucoup, car il a en abondance. La récente exposition sur Gustave Caillebotte au musée d’Orsay à Paris accueillait ainsi un de ses chefs-d’œuvre, Le Pont de l’Europe, qui fait l’affiche de l’Hermitage.

Né en 1905 à Sousse en Tunisie d’un père juif et d’une mère de la noblesse florentine, Oscar Ghez quitte le Maghreb français bien avant les indépendances. Il a dix ans quand sa famille s’installe à Marseille. Après la Première Guerre mondiale, il rejoint son frère Henri, ingénieur chimiste, en Italie. Ils lancent une usine de caoutchouc près de Rome. Le début de la fortune. Mais, à cause des lois raciales promulguées par le régime fasciste en 1938, Ghez et sa famille sont visés. L’échange de leur usine du Latium avec une usine Pirelli en Isère leur permet de s’installer en France. Un répit temporaire. En 1940, les panzers transpercent la ligne Maginot. C’est le refuge à Washington durant la guerre. Avant le retour en France. A Lyon. Toujours dans le caoutchouc.

Le Pont de l’Europe de Gustave Caillebotte (1876).

Puis, suite à une série de décès qui l’affectent, Oscar Ghez délaisse son activité professionnelle. Dès le milieu des années 1950, la peinture devient sa passion. La vente de son usine va faire de lui un collectionneur à plein temps. Avec trois axes. Primo, la peinture française de l’impressionnisme à l’entre-deux-guerres, ce qui représente un large arc temporel et beaucoup de sensibilités. Deusio, un attachement profond à la figure humaine, l’art abstrait lui étant en horreur. Tertio, un flair indéniable pour pister des artistes de valeur. Lesquels?

Ce ne sont pas nécessairement de grands maîtres, même s’il y en a, dont Portrait de Berthe Morisot à la voilette (1872), un étrange Manet à l’allure spectrale sinon horrifique. Oscar Ghez a surtout commencé par acquérir des toiles de «seconds couteaux» particulièrement intéressants. Le cas de Caillebotte, ici fort bien représenté, est patent: longtemps considéré comme l’ami-mécène de l’impressionnisme, ce peintre est aujourd’hui unanimement reconnu comme un des plus grands impressionnistes.

Présence de l’humain

Les mots audacieux et anticonformiste sont employés pour évoquer Oscar Ghez. C’est vrai. D’une certaine manière. A l’écoute de son goût, il ne se contentait pas de la cote du marché de l’art et de noms ronflants. Si l’Hermitage présente un Renoir, il y a donc aussi un Armand Guillaumin, du reste plus beau. Il y a encore plus d’éblouissements. Tel Meules au soleil levant de l’Américain Theodore Earl Butler (1898), un hommage solaire à l’une des séries de son maître Monet.

La salle sur le néo-impressionnisme est superbe: le grand Portrait de la violoniste Irma Sèthe de Théo Van Rysselberghe (1894) annonce un impressionnant Achille Laugé (Devant la fenêtre,1899). Des étonnements? La Parade du très estimable Louis Hayet (1888) voisine avec le méconnu Léo Gausson (Les Voiliers, 1887). Trois Maximilien Luce illuminent la pièce de leur pointillisme dont le chef-d’œuvre L’Aciérie (1895). Quant au merveilleux La Seine à l’aube (La Brume) de Charles Angrand (1889), il nous fait penser que l’Ecole de Rouen, un des rameaux fertiles de l’impressionnisme, mériterait de briller un jour aux cimaises de l’Hermitage.

Ecoles de Paris

Nu couché au tapis rouge de Félix Vallotton (1909).

Et nous ne sommes pas au bout de nos admirations… Voici les nabis avec plusieurs Maurice Denis, Paul Ranson, Ker-Xavier Roussel (un large parc horizontal qui nous accueille au 1er étage) et Vallotton, représenté notamment par La Toilette (1911) et Nu couché au tapis rouge (1909), un des plus beaux nus féminins qui soit. Les fauves? Ils ne rugissent pas trop, Louis Valtat et Charles Camoin laissant la place à une surprise typique d’Oscar Ghez, Clown à la boule bleue d’Alexis Mérodack-Jeaneau (1906).

Ce genre d’artiste mène à l’Ecole de Paris. Un terme fourre-tout pour désigner la multitude de peintres qui, sans adhérer à un mouvement en particulier, ont contribué à la profusion de la peinture française de la première moitié du XXe siècle. Sur ce plan, sensible à ses coreligionnaires (Soutine, Modigliani, Kisling, etc.), mais pas seulement (le Japonais Foujita, des femmes: Suzanne Valadon, Marie Laurencin, Jeanne Hébuterne), Ghez a su débusquer de vraies pépites. Retenons ce choc: La femme au tabouret de l’inconnue Nathalie Kraemer (sans date), déportée et assassinée à Auschwitz. L’esthétique, même la métaphysique de cette huile évoquent le réalisme magique et mutique de Felice Casorati, auquel le Palazzo Reale à Milan consacre actuellement une grande rétrospective.

L’intérêt pour l’art naïf du Petit Palais n’est pas ce qui vient de suite en tête, mais la salle consacrée à Séraphine, Camille Bombois ou Dominique Lagru s’imposera désormais dans notre conscience. Puis, le cubisme et ses avatars rayonnent de concert via Le Sphinx de Jean Metzinger (1928), La Ville de Léopold Survage (1919), une artiste méconnue de plus (Marevna) et les ravissements optiques d’Arthur Segal. Enfin?

L’apothéose Steinlein

L’apothéose des chats à Montmartre de Théophile-Alexandre Steinlein (vers 1885).

Non, car une exposition dans l’exposition – un événement en soi – nous attend. Il s’agit de la passion d’Oscar Ghez pour Théophile-Alexandre Steinlein, le Lausannois de Paris qui créa l’affiche du fameux cabaret montmartrois Le Chat Noir. Ghez acquit 630 œuvres de cet anarchiste qui aimait les matous, haïssait la guerre et blâmait l’injustice sociale. On en voit ici le douzième. Cela suffit pour abasourdir, mobiliser le regard, ravir! Il est inhabituel que l’Hermitage présente autant d’œuvres. Pour une fois, le «gavage» se justifie. Il tient très bien au corps. D’ailleurs, on en redemande: ce festin est apprêté pour les gourmets.