Il a quitté les matinées au café Trébol pour les buffets du Vatican, mais dans son cœur, c’est toujours Chiclayo. Léon XIV est un pape façonné par le Pérou: vingt ans passés à partager la foi, les plats, les épreuves et la tendresse d’un peuple resté sien.
«Le pape est péruvien et le cebiche lui manque» (El Ojo), «Le nouveau pape est péruvien» (La Noticia), «Aussi péruvien que la patate» (Extra): au lendemain du conclave, la presse péruvienne n’a pas hésité à revendiquer Robert Francis Prevost comme l’un des siens. Et pour cause: si l’homme est né à Chicago et a étudié à Rome, c’est bel et bien au Pérou qu’il a trouvé son ancrage spirituel et pastoral. Une patrie d’adoption devenue une terre d’appartenance, célébrée avec une fierté tranquille, là où d’autres titres – en Italie notamment – soulignaient d’abord l’élection d’un «pape américain».

Tout commence en 1985, dans la chaleur poussiéreuse de Chulucanas, dans le nord du pays, lorsque le jeune religieux augustin est envoyé en mission au sein de la prélature territoriale. Il y œuvre comme chancelier pendant un an. Dès ses premiers mois, il découvre la pauvreté extrême des communautés andines et y répond par une présence simple, fraternelle. Il y apprend les langues – l’espagnol et le quechua –, les coutumes et surtout le rythme du peuple. Dans cette première paroisse péruvienne, il scelle un lien intime et durable: il devient le parrain de la fille d’un fidèle, auquel il propose le prénom de sa propre mère, Mildred. Trente ans plus tard devant les médias du monde entier, cette filleule évoque encore sa présence, sa générosité discrète et sa fidélité.
Après une brève parenthèse académique à Chicago où il achève son doctorat en droit canonique, il revient au Pérou en 1988, cette fois à Trujillo. Là, il est chargé du projet de formation commune pour les aspirants augustins des vicariats de Chulucanas, Iquitos et Apurímac. Pendant dix ans, il y occupe les fonctions de supérieur local de la communauté, de directeur de la formation initiale et de maître des profès. En parallèle, il enseigne le droit canonique, la théologie morale et les Pères de l’Eglise au séminaire San Carlos y San Marcelo. Il est alors également vicaire judiciaire de l’archidiocèse.
Servir dans l’épreuve
Ces années-là, le Pérou est secoué par une grave crise. Le pays s’enfonce dans une inflation galopante, les institutions vacillent, et l’autoritarisme s’installe peu à peu avec l’élection d’Alberto Fujimori – qui finira par dissoudre le Parlement en 1992. Dans les campagnes, la terreur s’étend: le Sentier lumineux, un mouvement maoïste radical, mène une guérilla d’une violence inouïe contre l’Etat, multipliant les attentats, les assassinats et les intimidations, notamment dans les régions andines. Les populations rurales, souvent oubliées du pouvoir central, se retrouvent prises en étau entre la répression militaire et la brutalité des guérilleros. Robert Prevost, lui, ne se tient pas à distance. Il sillonne les routes défoncées, monte jusqu’aux hameaux andins, partage la table des plus pauvres. Il incarne une Eglise en sortie, fidèle à l’Evangile plus qu’aux honneurs.
Elu prieur provincial de la province augustinienne de Chicago en 1998, il rentre aux Etats-Unis l’année suivante. En 2001, il est élu prieur général de l’Ordre de Saint-Augustin, un service qu’il assurera jusqu’en 2013, avant de reprendre des fonctions de formation à Chicago.
En 2014, le pape François le nomme administrateur apostolique du diocèse de Chiclayo. Un an plus tard, il y devient évêque et adopte de facto la nationalité péruvienne. Ce n’était qu’une formalité. Son cœur, lui, avait déjà franchi le seuil. Chaque matin, il prend son café au Trébol, son restaurant habituel situé en face de la cathédrale. Selon les nombreux témoignages des habitants partagés sur les réseaux sociaux, il raffole de l’arroz con pato, un plat emblématique de la côte nord du Pérou: du riz parfumé à la coriandre, mijoté lentement dans un bouillon aux épices et accompagné de canard tendre et confit. Autre péché mignon revendiqué: le cebiche d’aiguillat, une version régionale du plat national péruvien, préparé avec le filet d’un petit requin mariné dans du jus de citron vert, relevé d’oignons rouges, de piments et de coriandre fraîche. Le tout, bien sûr, savouré sur un fond de musique criolla. Il conduit lui-même sa camionnette, fait ses courses, salue chacun dans la rue. Il ne prêche pas l’humilité. Il la vit.
Proche de sa communauté
Durant ses années à Chiclayo, son ministère est marqué par deux épreuves majeures: des inondations dues à El Niño et la pandémie de Covid-19. En 2017, bottes aux pieds et croix au cou, il se rend dans les villages engloutis, organise la distribution de nourriture et d’abris et lance une campagne d’aide. En 2018, il est élu vice-président de la Conférence épiscopale péruvienne, fonction qu’il occupera jusqu’en 2023, en siégeant aussi au conseil permanent. De 2019 à 2023, il préside par ailleurs la commission pour l’éducation et la culture.

En 2020, en pleine crise sanitaire, il est nommé administrateur apostolique du diocèse de Callao, ville proche de Lima marquée par la pauvreté et la violence. Il mobilise 400’000 dollars en quelques semaines pour installer des centres d’oxygène et sauver des vies alors que les hôpitaux s’effondrent. Au cœur du confinement il bénit même des rues vides avec le saint sacrement. Son action pastorale est saluée dans tout le pays. En parallèle, il poursuit ses engagements nationaux, notamment au sein de la Commission pour le clergé, avant d’être appelé à Rome. En 2023, il est élevé cardinal.
A Chiclayo, pourtant, on continue de parler de lui simplement: «le Père Robert». La veille de son départ pour le Vatican, il est décoré de la médaille d’or de Santo Toribio de Mogrovejo – la plus haute distinction décernée par la Conférence épiscopale péruvienne. Elle est attribuée à des personnalités ecclésiastiques qui, à l’exemple de saint Thuribe, ont exercé leur ministère de manière exemplaire, missionnaire, proche des fidèles et des plus pauvres. Ce jour-là, il confie avec émotion que son lien avec le Pérou remonte à bien plus loin qu’on ne l’imagine. «Quand j’avais cinq ans, j’avais une tante qui vivait au Pérou. Elle m’a envoyé un chullo – un bonnet coloré d’Apurímac. Je crois que c’est à ce moment-là que tout a commencé.»
Un pape qui n’oublie pas
Le 8 mai 2025, il est élu pape. Lors de sa première bénédiction urbi et orbi, il rompt le protocole. En espagnol, avec une émotion visible, il lance: «Et si vous me le permettez, une salutation toute particulière à mon cher diocèse de Chiclayo, au Pérou, où un peuple fidèle a accompagné son évêque, partagé sa foi et tant donné pour rester une Eglise fidèle au Christ Jésus». La clameur qui s’est alors élevée à Chiclayo n’a rien eu à envier à une finale de Coupe du monde. Dans les rues, on trouve déjà des maillots de l’équipe nationale péruvienne floqués LEON 14 ou des t-shirts «¡El papa es chiclayano!».
Quelques jours plus tard, un autre geste renforce ce lien: il nomme comme secrétaire personnel Edgard Iván Rimaycuna Inga, un prêtre originaire de Chiclayo, ancien séminariste dont il a été le guide spirituel dès 2006. Une relation fidèle, enracinée, péruvienne jusqu’au bout. Et lorsqu’une journaliste lui demande si son premier voyage apostolique pourrait le ramener sur les terres des Incas, il répond: «Dites au Pérou qu’il aura bientôt de mes nouvelles». Une promesse. Et sans doute un acte d’amour.
Une fierté qui traverse le continents
L’élection du pape Léon XIV a suscité une vive émotion chez de nombreux Péruviens, au pays comme en Suisse. Produits dérivés, vidéos humoristiques sur les réseaux sociaux, ferveur spirituelle: une fierté nationale inédite. De Chiclayo à Genève, des Péruviens témoignent;