Le chiffre onze est omniprésent dans la ville de Soleure. Entre légende, histoire et patrimoine, un tour de la «cité des ambassadeurs» permet de prendre conscience de cette singularité faisant partie des traditions vivantes suisses que notre série d’été met à l’honneur.

Impossible de passer à côté du chiffre onze à Soleure. Quoique son omniprésence soit relativement discrète, vos oreilles se chargeront de toute manière de vous rappeler son ubiquité. Notamment en entendant résonner le Solothurner Lied. Quand cela? Eh bien à 11h! Accrochée à la façade d’une célèbre banque suisse sise à la Schanzenstrasse, cette horloge créée par l’artiste soleurois Paul Gugelmann est munie de onze cloches, qu’un Arlequin métallique fait allègrement résonner pour lancer «la chanson de Soleure». Le chiffre douze n’y est pas affiché, indique Peter Emch. «Cela fait d’elle la seule horloge au monde dépourvue du douze. C’est notre heure, ‘l’heure de Soleure’», sourit ce guide local, et ses cliquetis retentissent à 11h, puis à midi (quand même!), enfin à 17h et 18h.
Cette singularité soleuroise est en effet unique au monde. On la retrouve dans l’histoire aussi bien légendaire que factuelle de la «cité des ambassadeurs». Soleure doit son surnom, son cachet de «plus belle ville baroque de Suisse» et l’origine de sa prospérité à deux sources: d’une part «l’industrie» du mercenariat sous l’Ancien Régime – l’Arsenal permet de prendre la mesure de cette empreinte militaire –; d’autre part le fait que la France, gourmande en soldats helvétiques, y eut son ambassadeur permanent auprès de la Diète fédérale de 1530 à 1798, de François Ier à Napoléon. En plus de cette longue histoire, les traditions locales reflètent l’attachement à ce chiffre.
CHARGE SYMBOLIQUE
Chaque chiffre a une symbolique propre qui donne cours à bien des interprétations, par exemple dans la kabbale juive ou dans l’ésotérisme. La numérologie, basée sur l’attribution de propriétés types à des nombres, est considérée comme une pseudo-science. On ne peut en revanche douter que les symboles aient une résonnance universelle avec des déclinaisons selon les aires culturelles.
Le 1 représente l’unité, le commencement, l’unicité. Le 2 la dualité, la relation, l’équilibre. Le 3 est associé aux âges de l’existence (enfance, maturité, vieillesse/naissance, vie, mort), aux dimensions, aux couleurs primaires (bleu, jaune, rouge), aux règnes de la nature (minéral, végétal, animal), à la matière (solide, liquide, gazeux), à la trinité ou aux temporalités (passé, présent, futur). Le 4 évoque quelque chose de carré, de concret, de stable, de solide.
Unique au monde
«Le onze, öufi en dialecte soleurois, est considéré comme magique, voire sacré – c’est notre heilige Zahl», souligne Peter Emch. Serait-ce une affaire ésotérique? Même pas. Nulle énigme franc-maçonne, rébus théosophique ou mystère rosicrucien là-dessous. Si la symbolique des chiffres est vieille comme Mathusalem et auréolée d’une aura de secret, il semblerait plutôt que le onze soit autant un porte-bonheur qu’un élément identitaire.

Le onze se retrouve aussi sous forme de multiplication, ajoute Peter Emch. Pour les anniversaires (onzième, vingt-deuxième, etc.). Comme dans les monuments. Ainsi, la cloche de Paul Gugelmann a été accrochée en 1999 (neuf fois onze font nonante-neuf). Il en est de même de la tour de l’Horloge, le plus ancien édifice de la ville. «Erigée au début du 13e siècle, cette tour mesure six fois onze mètres, soit soixante-six mètres, et a onze cloches», admire notre guide le nez relevé. Chef-d’œuvre de mécanique reflétant la passion de la Renaissance pour l’astronomie, cette horloge imposante a été construite au 16e siècle par Lorenz Liechti et Joachim Habrecht. Couronnée par les statues d’un chevalier, d’un roi coiffé d’un bonnet de fou et d’un squelette représentant la Mort, elle invite à méditer sur le sens de l’existence. Surtout à la onzième heure!
Sans douter de son existence, le onze est apprécié par les habitants avec un certain esprit. Pia Blanc, au musée historique de la ville, le Blumenstein, avoue ne pas trouver le «chiffre sacré» dans ce bâtiment exhalant l’âme baroque de la cité des ambassadeurs. «Ah, peut-être si!, glisse-t-elle malicieusement. Appuyez onze fois sur cette manette et la poupée d’une pharmacienne du 17e siècle s’animera.» Zut! Pour le coup, il aura fallu appuyer quatorze fois avant que cette apothicaire ventrue entame sa ronde des soins…
Saints Ours et Victor
Mais trêve de plaisanterie. Et retour dans des temps ancestraux. Vers, probablement, l’origine religieuse de l’attachement soleurois pour le onze. Fondée par les Romains vers l’an 20 sur la route menant d’Avenches (VD) à Augusta Raurica (Augst, BL), Solodurum connut en 303 un événement marquant: le martyre de deux soldats romains recrutés en Egypte. Ours et Victor étaient membres de la onzième légion thébaine, la même que saint Maurice, lui bien connu des Valaisans. Selon la légende, ils auraient été décapités sous Dioclétien en raison de leur foi, ayant refusé de sacrifier aux divinités païennes et de persécuter les chrétiens. Jetés dans l’Aar, leurs corps seraient sortis de l’eau en portant leur tête. Depuis, le souvenir antique des saints patrons de Soleure, fêtés le 30 septembre, nourrit la passion de la ville pour son chiffre préféré.

Celui-ci se retrouve dans les lignes de force de la cathédrale Saint-Ours-et-Saint-Victor. Un édifice splendide dont le baroque tardif s’épanouit dans la fraîcheur du néo-classicisme. Il est l’œuvre de l’Asconais Gaetano Matteo Pisoni, aidé de son neveu Paolo Antonio. Cet architecte tessinois ayant bâti à Rome, à Bruxelles et à Liège était fasciné par l’empreinte locale du onze. La preuve. Peter Emch énumère: «Les trois escaliers menant à la cathédrale ont chacun onze marches. Les vasques des statues extérieures de Moïse et de Gédéon ont onze saillies desquelles s’écoule l’eau. L’intérieur comprend onze autels, on ne peut les voir ensemble que d’un seul endroit: la onzième dalle noire de la nef. Les bancs sont placés par rangs de onze. Les tuyaux du grand orgue sont divisibles par onze. La cathédrale, du haut de laquelle on a une vue panoramique sur Soleure, culmine à soixante-six mètres (six fois onze)». Enfin, l’ensemble fut construit en onze ans, de 1762 à 1773!
DIFFÉRENTES PROPRIÉTÉS
Le 7 a la vertu de l’achèvement, du couronnement, de la transcendance parfaite: selon la Genèse, le monde fut créé en sept jours. Le 10 présente des qualités semblables: marquant la fin de la série décimale, il est un aboutissement, le 1 (l’unique) et le 0 (la source) formant un «couple cosmique».
Et le 11 auquel Soleure tient tant? Dans la tradition chrétienne, il renvoie aux onze apôtres (le douzième, Judas, a été exclu) et à la parabole des ouvriers de la onzième heure chez saint Matthieu. Il est un palindrome, car il peut être lu dans les deux sens, ce qui lui donne une signification de miroir, de dualité, de nouveau cycle (après le 10) et incidemment d’un risque de déséquilibre, voire de désordre.
La bière aussi

C’est ainsi à Soleure. Son histoire belet bien sourcée abonde d’autres exemples. Le canton fut le onzième à rejoindre la Confédération, en 1481, en même temps que Fribourg, lui dixième. Il a compté onze bailliages entre 1344 et 1532. Sous l’Ancien Régime, la ville avait onze corporations et l’on voit encore des tourelles ornant de vieilles maisons ornées d’un blason propre à un métier. Les ruelles de son centre sont toujours égayées par onze fontaines historiques, dont la qualité esthétique est seulement rivalisée par celles de Berne – la capitale fédérale en compte également onze, à croire que Soleure l’a contaminée! En revanche, la cité des ambassadeurs n’a hélas plus toutes les onze tours de ses robustes bastions «à la Vauban», mais il en reste de beaux vestiges. Elle conserve bien entendu ses onze chapelles et églises.
Quoi d’autre? Le charme alémanique des rues soleuroises couplé à l’élégance française de ses demeures patriciennes, notamment le Palais Besenval, se pare d’un charme italien sur les bords de l’Aar. Dans les nombreux bistrots et restaurants de cette dolce vita locale, on y boit volontiers la bière locale Öufi riche d’une quarantaine de variétés. Ouverte le 11 novembre 2000 par Alex Künzle (également fondateur des Solothurner Biertage, la plus grande manifestation suisse de bière), aujourd’hui dirigée par ses enfants Louise et Moritz, cette entreprise familiale incontournable à Soleure et dans la région, ne pouvait qu’afficher le chiffre onze – öufi en dialecte – dans son nom et sur ses étiquettes. Question de marketing? Et de superstition afin de garantir son succès? En tout cas de fidélité typiquement locale à une tradition multiséculaire.