Le Palazzo Strozzi et le Museo di San Marco conjuguent leurs forces pour une exposition mémorable sur le peintre toscan Fra Angelico (1395-1455). La qualité des œuvres réunies et leur présentation éclairante font de ce double accrochage l’événement d’une vie.

La première salle de l’exposition du Palazzo Strozzi. Fra Angelico et Lorenzo de Monaco nous y accueillent. ELA BIALKOWSKA

Mémorable. Inoubliable. Historique. Séraphique. Céleste… A Florence, ces mots encombrent l’esprit au sortir de l’événement Fra Angelico. Il n’y en a pas d’autres pour traduire la beauté et la foi que le peintre du Quattrocento, comme on nomme le 15e siècle en Italie, suscite toujours aujourd’hui. Dans notre souvenir, seule l’exposition sur Donatello, autre phare de la haute Renaissance, a atteint ce sommet – c’était aussi à Florence, il y a trois ans.

A nouveau, et en un espace de temps minime, l’humanité a donc la chance d’admirer un événement auquel on se référera encore quand le dernier de ses visiteurs aura expiré. Pour l’heure, Fra Angelico est admirable sur deux sites prestigieux de la capitale de la Toscane: le Palazzo Strozzi, haut lieu d’expositions temporaires à la portée internationale, et le magnifique Museo di San Marco, ancien couvent dominicain dont la quarantaine de cellules monacales est chacune ornée d’une fresque du moine-peintre.

Prêts et présentation

L’accrochage éblouit naturellement en raison du style de Fra Angelico. L’essence visuelle de son génie artistique s’appuie sur la somme des vertus théologales et cardinales. Elles culminent en leur summum: l’amour. On est éclaboussé par ses délicates effusions. On en vibre d’émotion. Cet amour a également guidé le travail phénoménal des commissaires, l’Américain Carl Brandon Strehlke – le conservateur émérite du Philadelphia Museum of Art est aux manettes – et les Italiens Stefano Casciu et Angelo Tartuferi.

La valeur et les prêts (140) d’institutions mondiales sont hallucinants. Leur abondance ne sature jamais les cimaises. L’absence du Couronnement de la Vierge du Louvre ne se remarque même pas. L’Annonciationdu musée diocésain de Cortone est d’ailleurs plus belle, la voici au Strozzi ainsi que l’épreuve du feu par François d’Assise devant le sultan, elle d’Altenbourg (Thuringe). L’effort accompli a aussi été scientifique. Sept retables démembrés au fil des siècles ont été reconstitués. Dont celui dit de San Marco, fameux et tant attendu. Cette exhaustivité est exemplaire. Du jamais-vu!

Les œuvres d’appui? Elles contextualisent à merveille. Grâce à la présence de retables, de peintures et de sculptures d’artistes majeurs du vivier toscan de la première moi- tié du 15e siècle. Lorenzo Monaco et les derniers feux du gothique. Masaccio en révolutionnaire. Et puis Lorenzo Ghiberti. Michelozzo dont la grande statue du Baptiste a provisoirement quitté la basilique de la Santissima Annunziata. Filippo Lippi. Luca della Robbia et l’art de la céramique en terre cuite. Bernardo Rossellino! Mino da Fiesole avec la tête immensément gracieuse de la Vergine Annunciata de la National Gallery de Washington. Enfin, l’esprit de vulgarisation communique une érudition pointue sur l’œuvre et le temps de Fra Angelico. C’est simple: on comprend tout tant c’est limpide.

Etapes d’une œuvre

L’exposition débute avec les œuvres ayant orné Santa Trinita. Vers 1430, cette église florentine devient un manifeste riche de trois œuvres emblématiques. Confronté à Gentile da Fabriano et à Lorenzo Monaco, avec lequel il travaille sur le retable de la déposition dite Palla Strozzi (elle transite du coup de San Marco au Strozzi), Fra Angelico délaisse le gothique finissant pour de nouveaux élans. Subsistance des fonds en or du 14e siècle, mais ouverture à un langage pictural plus frais. Rationalité dans l’élévation du ciel de la haute Renaissance: on y est! La douceur lumineuse des couleurs, les alliages harmonieux de bleus et de roses, montrent une autre voie. Celle de Fra Angelico. De son triomphe.

L’Annonciation de Fran Angelico (vers 1443), première œuvre admirable du dortoir du Museo di San Marco. MUSEO DI SAN MARCO

La salle suivante précise cette grammaire figurative. La dévotion occupe une place centrale. Les couvents sont friands de la manière de Fra Angelico. Les commandes affluent. De la part des dominicains de Santa Maria Novella. Du monastère camaldule (une branche bénédictine) de Santa Maria degli Angeli. De la confraternité de San Francesco près de Santa Croce, cœur franciscain de Florence. De l’hôpital de Santa Maria Nuova. La tradition demeure dans la mesure où elle se transforme et s’épanouit dans les nouvelles formes. L’attention conférée à l’espace, donc à Masaccio qui vient de s’éteindre, est notoire, mais avec une tempérance, un sens de la mesure céleste qui est le distinguo du moine-artiste.

Puis? Le couvent de San Marco. Le foyer intime de Fra Angelico. Puissamment contemplatif. Silencieusement pieux. Avec sa part d’austérité dominicaine. Les fresques des cellules des moines. La crucifixion arborescente de la salle capitulaire avec les principales têtes de l’ordre des frères prêcheurs. La salle de l’hospice qui, du fait de l’exposition, montre un autre visage avec des retables laissant pantois. La bibliothèque et ses bibles enluminées. Le Strozzi se charge de faire comprendre la dynamique qui fut à l’œuvre. L’enracinement au cœur de la prospère Toscane fit rejaillir l’aura de ce noyau artistique majeur.

Retables et fresques

On fait alors face au retable reconstitué de San Marco. On y reconnaît les médecins Côme et Damien, saints patrons des Médicis. Un chef-d’œuvre, un de plus, exécuté entre 1438 et 1442 à la demande de Cosme l’Ancien et de son frère Laurent (point le Magnifique, pas encore né). Sur les dix-huit parties, dix-sept sont rassemblées. Cette prouesse révèle une vision d’ensemble: l’architecture marie dans un équilibre pleinement renaissant un caractère imposant à une ponctualité narrative – la prédelle est significative. Exceptionnel!

Parler de Fra Angelico, ce n’est pas «seulement» (qu’on pardonne et ces guillemets et cet adverbe) admirer ses retables déplaçables et ses peintures à fresque in situ. C’est aussi se confronter à sa contribution aux crucifix monumentaux du 15e siècle. Silhouettes à taille réelle. Présences troublantes, mais jamais perturbantes, de la Passion. Bois de la foi crucifiée, relevée, ressuscitée! Cela exprime une grande cohérence théologique, artistique et humaine: la trinité chez Fra Angelico.

La salle de l’hospice du Museo di San Marco. Au fond à droite le retable de saint Pierre de Vérone. OKNOSTUDIO

Il en est de même du visage des saints, du Christ dépeint en roi des rois, des chœurs angéliques, de perspectives élévatrices, de l’humilité mariale ou de l’hortus conclusus, ce jardin biblique idéal symbole de la pureté de la Madone. Des éléments récurrents chez Fra Angelico. Leur langage florissant parle inévitablement aux autres artistes. Qu’ils s’en inspirent ou tentent de rivaliser, ils ne peuvent que s’y confronter. Ils n’y sont pas sommés, car, étrangement – délicieusement –, le génie de Fra Angelico n’écrase pas: au contraire, il élève. L’Annonciation Martelli de Filippo Lippi lui répond ainsi avec respect tout en s’en distinguant avec personnalité.

En outre, l’exposition ne néglige pas le séjour romain du moine-artiste dominicain, décédé dans la Ville éternelle en 1455. Elle n’escamote non plus pas ses proches élèves, Benozzo Gozzoli, qu’on connaît bien, et son influence sur bien d’autres, dont ce Benedetto Bonfigli qu’il s’agit désormais de mieux connaître. Finalement, la beauté harmonieuse du parcours achève d’absorber dans un silence propice à la contemplation. Elle est d’un ordre supérieur. Angélique.