Le Musée cantonal des beaux-arts de Lausanne (MCBA) présente une superbe et complète rétrospective sur Félix Vallotton (1865-1925) en conclusion du centenaire de son décès. Le canton de Vaud tient là une exposition mémorable. L’art moderne aussi.

Les séries de gravures de Vallotton, dont les fameuses Intimités, sont l’un des points forts de Vallotton Forever.

Une déclaration d’amour. Telle est la substance de Vallotton Forever. Vallotton pour toujours. Ou à jamais. La traduction de l’anglais au français reste ouverte. Comme l’est en bonne part l’interprétation de l’œuvre du Vaudois de Paris, maître incisif de l’ambigüité et des névroses intimes. Cette proclamation amoureuse n’est pas le fruit d’une bluette passagère. Elle résulte d’une fréquentation longue et profonde. En sont responsables les commissaires Catherine Lepdor, conservatrice en chef au Musée cantonal des beaux-arts de Lausanne (MCBA), et Katia Poletti, directrice de la Fondation Vallotton (EM09/2025). Grâce à 250 pièces qui comblent sans gaver, ce tandem dit tout de Vallotton. Oui, tout! Même si les hors-champs du peintre-graveur laisseront à jamais planer leurs non-dits tragiques, dépités ou ambivalents.

Rétrospective majeure

Depuis une douzaine d’années, l’intérêt pour Félix Vallotton est reparti à la hausse. De grandes expositions, dont Katia Polettti était partie prenante, ont jeté une lumière durable sur le Vaudois qui fit corps et âme avec le Paris de la Belle Epoque. En 2013-2014, ce fut la triade Le feu sous la glace au Grand Palais à Paris (EM43/2013), au Van Gogh Museum à Amsterdam et au Mitsubishi Ichigokan Museum à Tokyo. En 2019 et 2020, au tour de la Royal Academy à Londres et du Metropolitan Museum à New York. Des adresses prestigieuses. L’image du «nabi étranger» en fut changée. Au niveau mondial.

Désormais, Vallotton n’est plus perçu comme un singulier artiste parmi ses pairs nabis, Edouard Vuillard (son grand ami qui peignit à Lausanne en sa compagnie), Pierre Bonnard, Maurice Denis, Ker-Xavier Roussel et Paul Sérusier. Vallotton a acquis une stature d’artiste que l’on regarde en soi et pour soi. Certes, il n’est ni Cézanne, qu’il n’aimait pas, ni Picasso, qu’il ne comprenait point. On ne peut de même le comparer à Monet ou à Matisse. Il est Vallotton, et c’est une raison majeure pour le considérer comme un maître indépendant de l’art moderne.

Avec Vallotton Forever, Lausanne fait bien mieux que Paris et les capitales l’ayant déjà montré. Toutes ses phases et ses facettes sont présentées par le MCBA. D’abord ses débuts lorsqu’à seize ans le jeune bourgeois lausannois protestant «monte» dans la Ville lumière des arts: sa peinture de facture réaliste (autoportrait, portrait de ses parents, etc.) évolue vers le symbolisme – Le bain au soir d’été du Kunsthaus de Zurich en constitue la rupture – via le Salon de la Rose-Croix; surtout, ses gravures sur bois le font remarquer et rejoindre le groupe des Nabis en 1893..

Le Vallotton des nus classicisants: ici des toiles venant de Suisse alémanique et de Genève. MCBA, Etienne Malapert. 2025 – Cécile Degos

Phases et inspirations

Puis, la dimension de la foule parisienne. Avec notamment ses séries sur Paris intense et Les Rassemblements. Aplats, contrastes, synthèse plastique: sa veine libertaire, en lutte contre toute forme de pouvoir, se manifeste dans des noir et blanc dénonciateurs. Les xylographies de Vallotton dépassent vite les leçons apprises chez Charles Maurin. Et le Vaudois de Paris devient l’artiste spéculaire d’une capitale française agitée durant la décennie 1890. On y voit plus de répression et d’injustice que de virées des grands ducs. L’humour noirement ironique de Vallotton a beaucoup servi la presse. Il fut le dessinateur de La Revue Blanche des frères Natanson dont Félix Fénéon fut l’excellent secrétaire de rédaction. On voit à Lausanne qu’il en fit encore plus. Vallotton a aussi regardé la mode de son temps: chapeaux, galurins, hauts-de-forme, que d’inspirations… Il y a de quoi se frotter les yeux devant ses œuvres sur le monde du spectacle. Les coulisses du «gai Paris» recoupent le ménage tacite du visible et de l’implicite. Correspondances avec ses peintures de couple. Ambiguïtés des informulés. Degas outrepassé.

Vallotton Forever est riche de plusieurs accrochages à l’intérieur de l’exposition. Tout cela se relie d’une manière ou d’une autre. Via un clin d’œil furtif. La sinuosité d’une arabesque. Les apogées créatives se précipitent, s’accumulent. Leur maturité séduit, déstabilise insidieusement, opprime en silence. La série des dix Intimités (1898), absolu de la gravure, fait malicieusement écho aux scènes d’intérieurs, encore et toujours elles. Chez Vallotton, la danse bourgeoise des sentiments est masquée par d’étranges pas de deux matrimoniaux, adultérins ou tarifés – lesquels au juste?

Le premier étage de l’exposition est déjà une grande réussite. En raison de l’intelligibilité des explications. Et de la qualité des toiles aux cimaises. Citons La Valse (1893, Le Havre), Le dîner, effet de lampe (1899, Orsay) ou l’iconique La chambre rouge de Lausanne (1898); on pourrait en citer bien d’autres. Le niveau se hisse toutefois encore plus au second étage dont la scénographie, due à Cécile Degos, délaisse les murs très 19e siècle pour des blancheurs caractéristiques d’un autre temps. Et là, notre sentiment se gonfle encore plus d’admiration.

Retour aux classiques

On y voit le Vallotton faisant son «retour à l’ordre» figuratif avant tout le monde, soit avant l’entre-deux-guerres. Avec une indépendance le plaçant à l’écart des exagérations avant-gardistes. Dès 1905, il se remet au paysage, au nu, à la nature morte. Il repense à Ingres, à Poussin, à la valeur ancienne du dessin. Il séjourne à Honfleur en Normandie. Cela se précise encore plus vers 1909. Et cela ne s’arrête pas. Ligne. Ampleur de la composition. Epures. Mythologies. Union très personnelle du classicisme et d’une moderne radicalité. Catherine Lepdor et Katia Poletti ont réuni ici une salve de groupes picturaux de toute beauté. Les grands nus féminins sont exceptionnels. Les cinq soleils couchants forment un horizon solaire hypnotisant. La guerre de 1914, terrible, renforce la cruauté sous-jacente de l’œuvre de Vallotton. Et puis encore des nus. Des paysages, davantage sereins mais toujours coupants. Des Ménades dépècent Orphée: grands dieux, ô femmes! Ces chairs ne mystifient pas. Mais ces poses alanguies savent dissimuler. Ces carnations sont des âmes partiellement déshabillées. Laissant entrevoir leur part d’inavouable, elles ne peuvent tout confesser. Au moins, nous avons ici tout Vallotton.