Elles n’ont pas attendu mai 68 pour taper dans le ballon. Les femmes qui remplaçaient dans les usines britanniques les ouvriers envoyés au front dès 1914 remplissaient déjà les stades au sortir de la guerre. A deux semaines de l’Euro féminin en Suisse (2-27 juillet), retour sur un épisode méconnu du passé avec l’auteur d’Une histoire populaire du football.
La Valaisanne Iman Beney (lire pages 48-50) et ses coéquipières qui se préparent au match d’ouverture de l’Euro à Bâle le 2 juillet contre la Norvège savent-elles que d’autres stars féminines faisaient vibrer les stades il y a plus d’un siècle? Mickaël Correia l’a découvert en préparant son ouvrage sur le rôle émancipateur et frondeur du football dès ses origines. Tout un pan de l’histoire du ballon rond resté dans l’ombre des matchs d’anthologie et du foot-business mondialisé que le journaliste a décrit dans Une histoire populaire du football(La Découverte) désormais adaptée en bande dessinée.

Le football féminin est né dans le sillage de la révolution émancipatrice de mai 1968 et s’est ensuite développé jusqu’à atteindre une ampleur inédite lors de la Coupe du monde en France en 2019. Est-ce exact?
Mickaël Correia: Le football féminin ne naît pas dans les années 1960. Il renaît. Après une longue pause forcée.
Vous voulez dire que les femmes ont été mises hors-jeu?
Il y a un siècle, oui. En 1914, en Angleterre, les usines textiles et sidérurgiques se sont mises à produire des armes dans le cadre de l’effort de guerre. Pour remplacer les hommes partis se battre, on embauche alors des femmes. Ces munitionnettes, comme on les surnomme, ou canaris à cause de leurs visages jaunis par le TNT qu’elles manipulent à longueur de journée, représentent au plus fort du conflit près d’un million de travailleuses. Leurs pères, frères et époux baignant déjà dans le football, elles commencent aussi à taper dans le ballon après leur journée de travail ou à la pause. Comme elles se débrouillent bien, des usines organisent des matchs caritatifs et le phénomène prend de l’ampleur.
Assez pour créer des clubs de football féminin?
A Noël 1917, à peine formé, le Dick, Kerr Ladies, du nom de l’entreprise ferroviaire Dick, Kerr & Co qui emploie les joueuses, attire 10’000 spectateurs venus les voir affronter leurs adversaires de la fonderie Coulthard. La rencontre a lieu dans le stade du Preston North End FC, le club professionnel de la ville connue pour son université et dont les dirigeants ont été persuadés par un employé de bureau de l’usine de mettre leur pelouse à disposition.
Après la rencontre, les joueuses reversent l’équivalent de 40’000 livres actuelles à l’hôpital militaire de Preston. Les matchs caritatifs deviennent de plus en plus populaires et, en 1918, quatorze formations se disputent la coupe d’une nouvelle compétition exclusivement féminine. La finale se déroule le 18 mai à Middlesbrough devant de nombreux spectateurs. Mais…
Mais?
La guerre prend fin. Conséquence: entre novembre 1918 et août 1919, près de 750’000 travailleuses sont licenciées au retour des soldats du front. Tout est remis en question, mais les Dick, Kerr Ladies réembauchées par l’hôpital de la ville refusent de raccrocher leurs crampons: elles veulent jouer! Encore soutenues par l’usine qui a lancé leur carrière, elles organisent des matchs de charité pour les blessés de guerre. Portées par leur attaquante vedette Lily Parr (15 ans!), qui marque 43 des 133 buts de son équipe, elles remportent 25 victoires et ne concèdent que 3 défaites.
L’an d’après, les premiers matchs internationaux féminins de l’histoire se déroulent sous la forme de quatre rencontres opposant seize footballeuses françaises aux championnes du Dick, Kerr Ladies. Peu considérées dans leur pays, les Françaises reçoivent un accueil aussi chaleureux qu’inattendu à Stamford Bridge, le stade du FC Chelsea, et dans chaque endroit où elles jouent. Le 26 décembre, c’est l’apothéose du football féminin de l’époque: pour le match traditionnel du Boxing Day, jour férié en Angleterre, les championnes britanniques se déplacent au Goodison Park de Liverpool où 53’000 personnes viennent admirer leurs passes, leur dribbles et leurs tirs.
Un an plus tard, on interdit aux clubs professionnels de prêter leur terrain aux équipes féminines. Pourquoi?
Le Parlement venait d’autoriser les femmes mariées de plus trente ans à voter. Malgré cette avancée, ou peut-être en réaction à cette dernière, un vent de panique morale et réactionnaire se met à souffler sur la Grande-Bretagne. L’émergence des flappers – ces jeunes femmes se rendant au pub entre elles pour boire une pinte et exigeant plus de liberté – inquiète. Le pays doit, selon ses dirigeants, être repeuplé au plus vite après la saignée de 1914-1918. Les autorités médicales prétendent que le football est un danger pour la fertilité des joueuses qui sont en plus accusées à demi-mot par la presse de détourner une partie des recettes des matchs de charité. Pour l’establishment, les femmes ont participé à l’effort de guerre et se sont bien amusées dans les stades, mais du moment que les hommes sont revenus, elles doivent bien sagement retrouver leur rôle de mère au foyer.
C’est ce qu’il s’est passé?
Pas dans l’immédiat. En France, une campagne tout à fait surprenante pour les années 1920 a vu les joueuses installer des portraits gigantesques de leurs bébés dans les gradins pour dire à tout le monde: «Regardez, être maman et joueuse de football, c’est possible!». C’est la fédération sportive française de l’époque, sous l’impulsion de sa présidente, rameuse et nageuse Alice Milliat, mère des Jeux olympiques féminins, qui en fut à l’origine.
En 1920! C’est assez fou. D’autres matchs importants ont-ils encore eu lieu après cette date?

La notoriété sportive des Dick, Kerr Ladies leur a permis de réaliser une tournée de l’autre côté de l’Atlantique contre les équipes masculines de Baltimore, Washington ou encore New York. La fédération canadienne a ensuite annulé les rencontres prévues au Québec. Après un retour amer en Angleterre et quelques matchs internationaux dont un contre la France en 1922, l’affluence a baissé et la presse s’est désintéressé des vedettes féminines. Le coup de grâce intervient quatre ans plus tard lorsque le désengagement financier de leur soutien industriel dépossède les Dick, Kerr Ladies de leur nom. Il faudra attendre un demi-siècle pour que la fédération anglaise de foot revienne sur le bannissement des femmes des terrains.
Cette parenthèse féminine dans l’histoire du football correspond-t-elle à la première vague de féminisme qui déferle sur le monde occidental au début du 20e siècle?
Oui. Le football ne s’est pas féminisé de manière progressive et continue depuis son apparition en Angleterre. Son évolution suit les soubresauts de l’histoire. C’est seulement après la montée du fascisme et du totalitarisme des années 1930, et des années après la Seconde guerre mondiale, que le football féminin va revivre dans le sillage de mai 1968 et de la deuxième vague féministe.
Et encore, par la bande, de façon peu valorisante, comme vous l’expliquez dans votre livre…
Dans les années 1960, les associations sportives qui récoltent de l’argent à travers des kermesses organisent des combats de catch, des spectacles d’humoristes… et des matchs de football féminin vus en effet comme des attractions burlesques. Peu leur importe, les femmes saisissent ce micro-espace de liberté pour dire: «Nous ne sommes pas là pour amuser les foules, mais pour jouer sérieusement».
Les joueuses mènent depuis une lutte acharnée pour qu’on leur reconnaisse le droit de jouer au football qui est historiquement un bastion masculin – et le reste en bonne partie. La presse des années 1970, terriblement sexiste, ne s’intéresse qu’à l’aspect physique des joueuses. En 1982, les Rémoises cinq fois championnes de France attirent seulement 200 spectateurs en moyenne par match. Un premier changement s’opère en 1991 lorsque les Etats-Unis remportent la première Coupe du monde féminine organisée par la FIFA. Dans ce pays, à l’aube du nouveau millénaire, près de la moitié des huit millions de joueurs de soccer – le nom donné au football par les Américains – sont des joueuses. Les mentalités évoluent, ce qui n’empêche pas la fédération française de football d’intituler son programme scolaire féminin «Le football des princesses»… en 2011! Cette année-là, le Mondial féminin est néanmoins suivi par 2,3 millions de spectateurs, un tournant qui en annonce d’autres, comme nous le verrons peut-être en Suisse cet été.

Ballon rebelle
Une histoire «par le bas», non focalisée sur ses stars légendaires, mais sur les héros de l’ombre qui firent du football l’instrument de leur émancipation: voici ce que propose Mickaël Correia dans son ouvrage paru en poche en 2020 et depuis peu adapté en bande dessinée sous le même nom d’Histoire populaire du football (La Découverte/Delcourt, 144 pages).
Dès le 14e siècle, le folk football trouble l’ordre public en Grande-Bretagne. C’est pour éviter les débordements que la bourgeoisie agricole limite le nombre de joueurs et la taille du terrain et pour mettre fin aux bagarres dans les écoles privées britannique qu’émergent les «règles de Cambridge» dont l’interdiction de jouer avec les mains. Mais ni les grandes entreprises ni l’Eglise, derrière la création des clubs anglais au 19e siècle, ne parviennent à se servir du «foot» pour contrôler la classe ouvrière. Ni les promoteurs de la colonisation qui en internationalisant le football espère l’utiliser pour dominer les masses. Ni non plus les régimes racistes qui, comme dans le Brésil des années 1960, voient Garincha ou Pelé se jouer des défenses comme des préjugés sociaux.

L’Homme de papier et les frères Starostine
Surnommé l’Homme de papier, tant pour son teint pâle et son aspect fragile que pour sa faculté à se glisser dans les défenses, l’attaquant viennois Matthias Sindelar fut l’étoile de l’équipe autrichienne qui domina le football européen des années 1930. Et il était juif.
En 1938, alors que l’Allemagne envahit son voisin et qu’Hitler s’apprête à faire de l’Autriche une province de la «grande Allemagne», un match amical est organisé pour célébrer l’unité et l’égalité des «frères germaniques» avant la dissolution de l’équipe autrichienne et son annexion sportive. Dans les vestiaires, les dirigeants nazis exigent de la Wunderteam un score nul.
Pendant plus d’une heure, les Autrichiens dominent outrageusement et visent à dessein à côté du goal… devant 60’000 spectateurs muets. Mais à la 78e minute, Sindelar ne tient plus et marque. Un coéquipier d’origine polonaise enfonce le clou, envoyant valdinguer toute la propagande totalitaire aryenne. La popularité du joueur le préserve un temps. Mais un mois après son dernier match, le 26 décembre 1938 – une victoire avec l’Austria de Vienne contre le Hertha BSC Berlin, une humiliation de plus pour les nazis –, Sindelar, traqué par la police, est retrouvé mort avec sa compagne juive italienne. Près de 15’000 personnes assistent aux funérailles.

Le Spartak défie la police politique
En parallèle à cet exemple ultime de résistance au fascisme à travers le football, Mickaël Correia cite dans son livre celui, moins connu, à la même époque, des frères Starostine contre le totalitarisme soviétique: ces quatre garçons à l’origine du Spartak Moscou, le club des ouvriers, défièrent tant le Dynamo Moscou, l’équipe de la Guépéou, la police politique, que le CSKA, l’équipe de l’armée.
Leur talent, du frère aîné en particulier, Nikolaï, qui fut joueur, entraîneur et dirigeant, permit au Spartak de dominer le championnat russe. Et aux supporters, protégés par l’anonymat de la foule, d’hurler «à bas les flics, à bas le Dynamo!» depuis les gradins, dernier espace collectif de liberté. Une logique que l’on retrouve par exemple dans l’Espagne franquiste où l’enceinte du stade du FC Barcelone permet aux supporters de parler catalan, ce qui leur était interdit.
Condamnés à dix ans de goulag, les frères Starostine durent leur survie et leur libération en 1954 à l’immense popularité de leur club et à la solidarité des supporters emprisonnés. «Une petite façon dire ‘non’ qui se retrouve aux confins de la Sibérie», résume la bande dessinée.
La première légende du foot féminin
Avant les projecteurs et les grandes compétitions féminines, il y eut Lily Parr. Star du football anglais dans les années 1920, elle a défié les préjugés, les interdictions et les conventions.