Licenciée après avoir demandé des habits d’hiver pour des migrants en tongs et une aumônerie, une infirmière, finalement déboutée par la justice, témoigne. Son cas met en lumière des tensions dans la gestion des centres fédéraux pour requérants d’asile.

Anne Ackermann avait déjà travaillé pour ORS en 2015 dans le canton de Fribourg. CRH


Il y a un an, le témoignage d’une infirmière ayant passé une décennie au chevet des requérants du centre fédéral d’asile de Vallorbe (VD) stupéfiait la Suisse romande. Profondément affectée par le calvaire de ses patients qu’elle avait dû se résoudre à soigner «le moins mal possible» en raison du manque de moyens et de temps, Annelise Bergmann avait fini par démissionner à 54 ans. Son livre, lu par de nombreux abonnés de l’Echo, avait jeté une lumière crue sur la gestion privatisée de l’asile. Sur des personnes ayant tout perdu et que la Confédération, à travers l’entreprise privée ORS, ne soigne pas correctement, dénonçait l’autrice de Récits du bas seuil. Parcours d’une infirmière. Et sur des professionnelles de la santé tiraillées entre le souci de faire leur travail avec un minimum d’humanité et les exigences de rentabilité de leur employeur.


Le cas d’une infirmière jurassienne licenciée en quatre minutes semble confirmer les propos d’Annelise Bergmann et appuyer sa critique du business légal de l’asile (lire encadré). «Cela est arrivé il y a plus d’un an, témoigne Anne Ackermann en nous recevant dans la cuisine de sa petite maison de Courtedoux, non loin de Porrentruy. Mais quand j’en parle, c’est comme si c’était hier. La douleur et le sentiment d’injustice sont toujours aussi vifs. Cette histoire a profondément ébranlé la confiance que je plaçais en notre système.»

Annelise Bergmann a témoigné l’an dernier dans l’Echo des conditions de travail au centre de Vallorbe. ECHO

«L’aumônerie, c’était toi?»

Le 5 décembre 2023, Anne Ackermann travaille depuis deux mois à 30% au centre temporaire de Bure, non loin de Porrentruy. Elle arrive comme chaque matin à 9h. On lui dit que l’infirmière en chef d’ORS pour les centres romands et Bâle, qu’elle a croisée quelquefois, lui a fixé un rendez-vous par visioconférence à 11 heures. «Je n’étais pas spécialement inquiète. Mais ça a changé quand tous mes collègues, des infirmiers aux secrétaires, ont été sommés de quitter la pièce et d’attendre dehors au froid. Avais-je mis en danger la vie d’un patient?»

Qu’est-il alors arrivé? «L’image fonctionnait mal. Ma supérieure, qui ne me voyait pas et que j’apercevais à peine, m’a alors demandé depuis le centre de Boudry (NE) ou de Vallorbe (VD) si j’avais contacté la paroisse de Porrentruy pour une collecte d’habits. J’ai répondu que oui, que j’en avais d’abord parlé au responsable de l’encadrement (soit de tout ce qui n’est pas médical, ndlr) d’ORS puisqu’il ne s’agissait pas directement d’un problème de santé. Je ne lui avais pas parlé de la paroisse pour éviter que l’on me soupçonne de prosélytisme», précise cette catholique visiblement ouverte aux autres croyances et cultures.

Les requérants arrivant dans le centre temporaire de Bure, qui a fermé récemment en raison de la baisse des demandes d’asile, n’avaient-ils pas de quoi se vêtir? «Les femmes et les enfants oui, mais pas les hommes. En novembre la météo était devenue exécrable. Comme il s’agit d’un site militaire et que les requérants ne devaient pas être en contact avec les soldats, de grandes passerelles avaient été construites au-dessus de certains passages. Or, celles-ci étaient glissantes et exposées au vent, au froid et à la neige. Les migrants transférés de Bâle, à l’inverse de ceux venant de Boudry, n’étaient pas habillés pour la saison. Certains portaient des tongs.»

Tous les jours, signale-t-elle, les employés, soignants, secrétaires, cuisiniers et éducateurs amenaient un petit sac contenant un training, une veste ou une paire de chaussettes récupérés chez eux, des amis ou achetés en magasin. «Mon idée était d’offrir une aide plus conséquente. En donnant l’occasion aux paroissiens de partager quelque chose de positif avec les requérants avant Noël», l’ouverture du centre en 2022 ayant entraîné un certain mécontentement dans la commune.

Tuée par Boko Haram

Le géant ORS gère de nombreux centres fédéraux d’asile. Ici un hébergement temporaire à Moudon (VD) en 2022. KEYSTONE

Anne Ackermann n’avait pas à chercher à organiser de collecte d’habits et n’aurait de toute façon pas dû s’adresser au responsable de l’intendance, mais à ses supérieures du domaine médical. Voilà pour le premier reproche. Le second concerne l’aumônerie. «Un jour, un malheureux s’est effondré en pleurs. Il venait d’apprendre l’assassinat de sa mère par les terroristes de Boko Haram. Il avait la vingtaine, à peu près l’âge d’un de mes enfants. J’ai essayé de l’aider avec des gestes de consolation et de tendresse. J’ai alors pensé qu’il serait bon que ces jeunes en détresse puissent recevoir un soutien spécifique.»

L’Ajoulote demande au responsable de l’encadrement, qu’elle côtoie tous les jours, si une aumônerie existe; il lui répond que ce n’est pas le cas dans les centres temporaires. «Le lendemain, l’idée m’est venue que les personnes en ressentant le besoin pourraient peut-être recevoir un soutien spirituel lors des sorties. Le responsable a trouvé que cette idée avait du sens; j’ai alors contacté en toute discrétion un ami prêtre pour voir si cela était possible.»

A la question «Anne, est-ce que c’est toi qui as organisé une aumônerie?», l’infirmière de santé publique a donc répondu que «non», elle n’avait rien organisé, mais que «oui», elle s’était renseignée pour savoir si cela était envisageable. Pour ORS, le lien de confiance qui aurait dû s’établir durant les trois mois d’essai n’a pas pu se créer. C’est ce que l’avocate de l’entreprise expliquera devant la justice jurassienne le 25 septembre 2024, jugeant ses initiatives personnelles «hors cadre» et hors du mandat d’ORS.

Comme le droit suisse le permet durant la période d’essai, la professionnelle se voit signifier son renvoi dans les sept jours. «Ma responsable ne s’est même pas donné la peine de se déplacer alors qu’elle se trouvait à une heure et demie de route et je n’ai pas eu la possibilité de me défendre. Je savais que ma plainte pour licenciement abusif avait très peu de chances d’aboutir (ndlr, elle a été rejetée en novembre 2024), mais je devais me battre par principe pour les requérants, ma profession et moi-même.»

Trente ans de métier

La Jurassienne a toujours eu à l’esprit qu’une erreur grave, lorsque l’on tient entre ses mains la vie d’un patient, pouvait valoir un licenciement. «Mais là, je n’avais rien fait de tel et j’étais mise à la porte pour des raisons futiles sans préavis.» Une claque d’autant plus difficile à accepter que la professionnelle n’avait, dit-elle, jamais eu de conflit avec sa supérieure jusque-là. «J’avais fait une proposition par email concernant un problème de rougeole que nous avions au centre. Sa réponse avait été un non poli, et ça s’était arrêté là. Mais au procès, l’avocate d’ORS a retourné cela contre moi en disant que je devais être régulièrement recadrée, ce qui est totalement faux!»

Quel problème de rougeole? «Plusieurs requérants s’étaient présentés malades. Je connaissais bien la caserne de Bure pour y avoir travaillé plusieurs années durant et vacciné les recrues. Je savais que la supervision d’un médecin était nécessaire. Au lieu de faire la navette entre le centre et un cabinet privé, je me disais qu’il était peut-être possible de collaborer avec le médecin de troupe qui se trouvait juste de l’autre côté de la passerelle. C’est tout.»

Difficile, «quand on a trente ans de métier», de ne pas proposer des solutions qui permettent de «faire ce pour quoi j’ai été formée et pour quoi j’ai travaillé toute ma vie», lâche l’infirmière. Qui n’en revient pas qu’on puisse licencier une personne pour avoir fait une simple proposition. «Heureusement, ajoute l’Ajoulote, j’ai aussi pu compter sur le soutien de mon compagnon, de mes amis, des gens à la messe ou dans la rue, de SMS et de lettres postées par des inconnus me disant: ‘On pense à vous’.» Reste que cette épreuve a laissé des traces tant psychiques que physiques chez Anne Ackermann. Qui continue malgré tout de prendre soin de ses patients de la région de Porrentruy.

Une personne altruiste et responsable

Le prêtre de Porrentruy Jean-Pierre Babey a coordonné la collecte de vêtements qui a finalement eu lieu. CRH

Tant la collecte d’habits à l’origine du licenciement d’Anne Ackermann que la mise en place d’une antenne spirituelle ont finalement eu lieu. «Juste après qu’Anne a été congédiée, raconte en nous recevant à la cure de Porrentruy Jean-Pierre Babey, prêtre coresponsable de l’espace pastoral Ajoie-Clos du Doubs, un minibus a déposé trois mètres cubes de vêtements à Bure. Les employés du centre se sont montrés très reconnaissants. Différentes sources, dont Anne, nous avaient confirmé qu’il y avait un réel besoin. Caritas et Emmaüs ont été contactés, tout est allé très vite. Mais les habits chauds manquaient encore et nous avons lancé un appel à nos fidèles à travers la feuille dominicale. Le lendemain, Anne était licenciée. Quand elle m’a appelé, je n’en croyais pas mes oreilles.»

ORS n’aime pas la presse

Que s’est-il passé? «Difficile à dire. Ce qui est certain c’est qu’ORS et le secrétariat d’Etat aux migrations n’ont pas du tout apprécié que les médias (la radio RFJ, ndlr) aient eu vent de cette histoire.» Pourquoi? «Si des acteurs extérieurs doivent se mobiliser pour vêtir les requérants, cela peut être compris dans l’opinion publique comme une faille dans la prise en charge des migrants.» Mais il y autre chose: «Les mini-initiatives de soutien sont tolérées si elles passent par le bouche-à-oreille. Elles ne le sont pas quand cela devient public, car on ne veut pas que les habitants s’attachent. On refuse, et c’est dommage, d’impliquer la population dans l’intégration de ces personnes et dans leur prise en charge».

«Anne, que je connais depuis trente ans, est une personne altruiste, responsable, dotée d’un sens aigu de la justice, généreuse en temps et en énergie pour les plus vulnérables. Il n’y a rien de grave à être spontané, au contraire c’est une qualité d’être capable de réagir lorsqu’une situation l’exige. L’antenne spirituelle à laquelle elle a songé après l’épisode du jeune Africain inconsolable (lire texte principal) a d’ailleurs fini par être mise en place, très cadrée, avec ORS.» Peu ont en profité, car au même moment la Confédération a annoncé la fermeture de neuf centres dont celui de Bure. Si l’infirmière indépendante intervenant à domicile n’avait pas les pieds sur terre, ajoute encore le prêtre de Porrentruy choqué par le licenciement «brutal et sans réel motif» de sa paroissienne, elle n’aurait plus de patients depuis longtemps.