Fort peu connu hors d’Italie, Felice Casorati (1883-1963) est pourtant une figure majeure de l’art moderne. A Milan, le Palazzo Reale consacre une importante rétrospective à ce peintre de la mélancolie et de l’isolement. Rien n’y est oublié.

Notturno (1912): Felice Casorati encore très influencé par le symbolisme de l’Art nouveau. PALAZZO REALE

Felice Casorati se définissait comme «un peintre qui peint avec la tête». C’est ce que disait Le Guerchin de Poussin au 17e siècle. La peinture de Casorati n’a cependant ni l’exubérance sensuelle ni le clair-obscur dramatique du baroque. Moderne, propre à l’entre-deux-guerres, elle sut regarder l’ancienneté de l’art. En priorité le Quattrocento, le 15e siècle italien de Piero della Francesca. Le sens de l’harmonie toscane où tout est si composé. Numerus, mensura, pondus; nombre, mesure, poids: ces trois mots évoquant la structure architecturale formaient le motto de Felice Casorati. Ce n’est pas étonnant.

Ce qui l’est, en revanche, c’est que ce peintre soit presque inconnu hors de son pays. Une aberration due au statut singulier de l’art sous le fascisme (lire p. 29), du moins à ce que pensent en savoir les non-Italiens aveugles à ce qui fut créé entre le futurisme et l’arte povera. Milan va toutefois au cœur de l’œuvre de Casorati. En une centaine de toiles, on n’en rate rien. Cette exposition est la plus importante qui lui est consacrée depuis 1990, et c’était déjà au Palazzo Reale. On la doit à un trio de commissaires qui excelle dans son sujet: Giorgina Bertolino, Francesco Poli, Fernando Mazzocca.

Inquiétude existentielle

Silvana Cenni (1922). Un chef-d’œuvre
emblématique de la manière et de l’univers de Casorati. PINO DELL’AQUILA

L’art de Felice Casorati est fait de silences. D’isolements. De mélancolies. L’existence y est mise à mal. Suspendue. Sans crise expressive. Ni bruit ni chaos. Mais sa netteté incommode. Ses compositions rigoureuses tranchent avec leur mystère diffus. Il y a des femmes et des masques. Des armures et des bustes antiques. Des bols et des œufs dont la forme représente un idéal de perfection alors que ses toiles figurent des personnes esseulées. Comment a-t-il pu élaborer un tel univers?

Natif de Novare, Felice Casorati connaît une vie nomade (Reggio Emilia, Sassari, Padoue, Naples) au gré des affectations de son père, officier dans l’armée et rapin à ses heures. En parallèle à son droit, il peint. Il est admis à la Biennale de Venise en 1907. Ses débuts montrent bien du talent. Le ereditiere o Le Sorelle(1910) se réfère au Titien, à Velázquez, à Zuluoga. Elégance et soin dans l’exécution. Casorati est attiré par l’Art nouveau, le Liberty comme on dit en Italie. Le futurisme de ses compatriotes, trop agressif et révolutionnaire, ne le touche pas. La Vienne admirée de Klimt n’est pas loin de Vérone, où il se stabilise et se rapproche du cercle moderniste de la Ca’Pesaro à Venise. Ses allégories ont le symbolisme inspiré, un tantinet cosmique. En plus de sculpter des masques en cire ou en terre cuite, il peint des beautés. Déjà. Notturno (1912-1913). Et Le Signorine (1912) avec ses quatre femmes signifiant des états d’âme différents: lutte, inquiétude existentielle, innocence, satisfaction maritale.

Puis, Casorati se déleste de ses aspirations métaphoriques en s’installant à Turin en 1917. Le caractère de la capitale piémontaise convient à son tempérament. A son intériorité. Là, il élabore le style mutique et mystérieux auquel on l’associe. Ses élans d’avant la Grande Guerre se resserrent sur la sphère domestique. Sa manière figurative s’imbibe de climats à la fois banals et inexpliqués: l’attente semble y précéder une angoisse. La voile-t-elle? Le mal de vivre est en tout cas palpable. Sans être du désespoir nihiliste. Ses toi-les le font cousiner avec la peinture métaphysique créée au même moment à Ferrare par Giorgio de Chirico, son frère Alberto Savinio et Carlo Carrà.

Casorati peint alors d’autres réussites: Ritratto di Maria Anna de Lisi et Una donna o L’Attesa, deux grandes tempera sur toile. En 1919, il s’est trouvé. L’Italie comme l’Europe – Nouvelle Objectivité allemande, minotaures de Picasso, renouveau classique d’André Derain, etc. – commence à vivre son «retour à l’ordre». Un ressourcement à l’enseigne du métier, du dessin, du savoir-faire. Celui de Casorati sonde le génie de Piero della Francesca. Harmonies, perspectives, sens de la composition: cela saute aux yeux devant Silvana Cenni, chef-d’œuvre de 1922.

Sentiment atemporel

Annunciazione (1927). Cette toile fut exposée au Musée Rath à Genève en 1927. GIUSEPPE MALCANGI

Ce faisant, l’œuvre de Casorati gagne une forme d’atemporalité. S’inspirer des figures de proue de la Première Renaissance ne revient pas à les dupliquer de manière académique. Le Turinois fait mieux: il en reprend les leçons magistrales – mesure en toutes choses et lignes de fuite – pour créer une modernité échappant à l’usure de l’âge.

Les décennies 1920-1930 sont celles de son succès. La Biennale de Venise le consacre en 1924. Le monde suit. Accrochages aux Etats-Unis et en Europe. Zurich et Genève l’exposent en 1927 – Milan remontre Annunciazione, cette émotion mystérieuse… Avec les années, son style, aux coloris plutôt mats, gagne une certaine douceur, reflet probable du bonheur conjugal avec son épouse Daphne. Mais la mélancolie ne disparaît jamais de l’œuvre casoratienne. Elle se tempère. S’équilibre. Le sentiment d’attente suspendu n’y a plus la même tension, quoique ce terme soit impropre puisque rien n’est nerveux dans ses toiles. Sérénité mélancolique? Retenons-la.

Après les années 1940, Casorati peint avec moins de force. Ses natures mortes ne sont pourtant pas anecdotiques. De même que ses travaux pour la Scala, un honneur pour cet amoureux de musique. En fin de compte, ce qui importe est la volonté du Palazzo Reale d’exposer l’essentiel de Casorati. De la sorte, on nous en montre aussi l’essence. Celle d’un des peintres majeurs de la première moitié du siècle passé.