A Neuchâtel, une chorale réunit des personnes dont le langage a été fragilisé par la maladie ou un accident. Ici, ses membres cherchent moins la performance que l’élan, le souffle partagé et la confiance retrouvée. Un espace où la musique contourne les obstacles et permet, peu à peu, de se sentir à nouveau à sa place.

Les chorales comme LaFaSi sont rares en Suisse romande. IDR

«On se fait le chocolat?», lance Anne Rémond avec un sourire en coin. Comme chaque mardi, cette petite phrase donne le coup d’envoi de la répétition sous le temple de Valangines, à Neuchâtel. La cheffe de chœur entonne doucement: «Cho, cho, chocolat chaud…» Peu à peu, la douzaine de choristes reprend en chœur, les lèvres se délient, les mâchoires se relâchent. On articule, on exagère, on rit un peu de soi-même.

Pendant une heure et demie, la chorale LaFaSi répète son programme de Noël: des chansons simples, lumineuses, qui demandent surtout du souffle, de l’attention… et beaucoup de bonne volonté. La chorale accueille des personnes atteintes d’aphasie, un trouble du langage souvent provoqué par une lésion cérébrale de l’hémisphère gauche – accident vasculaire, tumeur, traumatisme. Elles ont perdu partiellement ou complètement l’usage des mots, mais pas celui des mélodies. «Le chant ouvre une autre porte», rappelle Thérèse von Wyss, logopédiste, fondatrice de la chorale et responsable du groupe. Devant son lutrin, la cheffe Anne Rémond assure la direction musicale, tandis que Rémy Wuillemin, le directeur d’Espace évasion – l’association neuchâteloise d’entraide pour les personnes aphasiques – se mêle discrètement aux voix masculines.

Une chorale pas comme les autres

Pendant les répétitions, la présence de la logopédiste reste essentielle: elle rassure les choristes, les aide lorsqu’ils peinent à trouver leurs mots, ou simplement lorsqu’ils cherchent la bonne page dans leur classeur. Elle participe aussi activement, chantant du côté des femmes. A ses côtés, Anne-Marie, l’accompagne «pour donner un peu plus de corps au chœur», explique Thérèse.

Le but de LaFaSi est double: offrir une forme d’expression aux personnes aphasiques, et visibiliser ce trouble encore méconnu. L’idée de créer un chœur est venue de la logopédiste Thérèse von Wyss en 2018, bénévole depuis trois décennies au sein d’Espace évasion. «Au début, ils n’étaient que trois», se souvient la logopédiste. Sept ans plus tard, deux des membres initiaux sont toujours présents: Alain et Vreni. Cette dernière confie n’avoir jamais vraiment chanté auparavant, malgré sa famille de choristes. Elle mesure les bienfaits du chant, mais reconnaît que suivre les paroles tout en chantant représente pour elle une réelle difficulté. La présence de la logopédiste l’aide à «rester à la page», dit-elle en souriant.

«Au début, c’était un peu difficile de trouver des financements pour payer la location de la salle, le travail d’Anne, le mien et celui de l’accordéoniste», raconte Thérèse von Wyss. Mais depuis janvier, un changement majeur a eu lieu: l’assurance-maladie prend désormais en charge les coûts, LaFaSi étant reconnue officiellement comme une thérapie de groupe.

Quand la musique ouvre des chemins

«Le réseau de la musique mobilise davantage de régions de l’hémisphère droit mais également de l’hémisphère gauche», explique Thérèse. «La pratique du chant génère une vraie symphonie neuronale de tout le cerveau. Elle constitue la combinaison idéale du langage, du rythme et de la mélodie, et semble être un bon tremplin pour débloquer certains processus cognitifs et améliorer la production langagière. Malheureusement, le chant n’est pas une formule magique. Ça n’aide pas tout le monde aussi efficacement», précise-t-elle. Au-delà de l’aspect thérapeutique, chanter en groupe favorise l’insertion sociale et le sentiment d’appartenance. Deux éléments cruciaux pour des personnes dont la communication quotidienne est souvent entravée.

Une fois par mois, le chœur est accompagné par Serge Broillet, un accordéoniste. En cette fin d’année, c’est également l’occasion de revoir les arrangements pour le concert de Noël qui approche à grands pas. Introductions, répétitions, transpositions: sa partition se remplit d’annotations.

Une fois par mois, le chœur est accompagné par Serge Broillet, un accordéoniste qui ramène avec lui sa bonne humeur. IDR

Le choix du répertoire se fait à la majorité. Aujourd’hui, personne ne lève la main pour «Petit Papa Noël». Un petit rire gêné parcourt la salle. La répétition continue, rythmée par les remarques de Serge qui pointe soudain l’absurdité d’un texte: «Il est minuit et le ciel est bleu?» La salle éclate de rire – un rire libérateur.

Anne Rémond choisit les chants qu’elle leur propose selon plusieurs critères: brièveté, tessiture d’une octave, textes simples et mélodies reconnaissables. Parfois, pour alléger la charge linguistique, elle transforme un chant en «lou lou lou», comme cela a déjà été le cas pour des pièces hébraïques ou bretonnes.

Un chœur qui soigne aussi le moral

Vers 14h30, c’est la pause. On prépare le café et le thé au thym des Grisons, on sort les biscuits. «La pause-café est sacrée. C’est presque une seconde thérapie», affirme Thérèse. On parle de tout et de rien, des petits-enfants, de la météo, des rendez-vous médicaux. Certains ne parleront presque pas, mais leur simple présence dit qu’ils sont à leur place. Après quelques minutes, tous se réinstallent: ils sont là avant tout pour chanter.

A mesure que les voix s’accordent, quelque chose se détend dans les corps et dans les visages. Ce n’est pas un hasard: la musique stimule la production d’endorphines et d’ocytocine, deux hormones associées au plaisir, au lien social et au relâchement du stress. Le rythme régulier de la respiration apaise le système nerveux et amène une forme de calme intérieur. Anne Rémond l’observe chez ses choristes… et chez elle aussi. «Pour certains le chant est un véritable antidépresseur».

Monique est émue aux larmes lorsque toute la chorale lui chante «Joyeux anniversaire». IDR

En fin de répétition, Anne jette un regard complice à l’accordéoniste: «Serge, tu nous donnes un FaMaj?» Tous se lèvent pour entonner «Joyeux anniversaire Monique». Même si elle a célébré son anniversaire quelques jours plus tôt, elle est émue aux larmes: la petite surprise a été discrètement préparée. Thérèse vient prendre la vedette du jour dans ses bras et lui tend des mouchoirs. «C’est une émotion qu’elle ne contrôle pas, comme en famille», souffle-t-elle. Monique a intégré la chorale en 2023, un an après son AVC. «Ça m’aide quand même beaucoup. Quand je suis avec la chorale, ça va bien. Même si parfois je peine encore à trouver mes mots.»

Le 20 octobre a marqué la toute première Journée internationale de l’aphasie. Un trouble qui touche environ 5000 nouvelles personnes par an en Suisse. «L’aphasie touche deux fois plus de personnes que Parkinson», rappelle Thérèse von Wyss. Elle nuance toutefois : «Ce n’est pas vraiment comparable, étant donné que Parkinson est une maladie dégénérative et non la conséquence d’une lésion cérébrale. Mais ça donne une idée de l’ampleur».

Il reste encore beaucoup à faire pour que l’aphasie soit reconnue et comprise. Mais, chaque semaine, à Valangines, les choristes montrent qu’ils avancent ensemble: parfois avec des mots hésitants, toujours avec une voix qui, elle, ne renonce jamais.