Difficile d’échapper aux photos de famille durant les fêtes. Deux professionnels de la photographie, l’un à Morges l’autre à Sion, analysent la manière dont le numérique a bouleversé notre rapport aux photos souvenirs et à l’image fixe en général. Surprise: de nombreux jeunes reviennent à la pellicule.
«Je développe plus de films aujourd’hui que lorsque j’ai débuté il y a quarante ans.» La déclaration d’Yves Burdet a de quoi surprendre. Assis à une petite table de travail de son magasin Photo Gare, aussi vaste et fourni qu’une caverne d’Ali Baba avec ses centaines d’objets modernes et anciens liés de près ou de loin au monde de l’image fixe, le Vaudois s’explique: «Lorsque le numérique a détrôné l’argentique il y a environ deux décennies, je n’ai pas voulu me débarrasser de mon labo. Et aujourd’hui, alors que je suis l’un des seuls de la région lémanique à en posséder un, il se trouve que l’argentique revient à la mode! On m’appelle du Valais et de Genève pour développer des films; et plusieurs magasins qui n’ont plus le matériel nécessaire me contactent pour répondre à la demande de leurs clients».
L’appareil de grand-papa
Depuis deux ans, précise ce retraité toujours en activité, les jeunes ont ressorti l’appareil de leur père ou de leur grand-père et se sont mis à la photo à l’ancienne. «Ils aiment le côté rétro, vintage. Comme pour le vinyle, je pense que cette mode va s’installer durablement en parallèle à la photographie digitale.» Qui sont ces jeunes qui délaissent le numérique pour fixer la réalité sur une pellicule en l’exposant à la lumière? «Cela va des ados aux jeunes adultes», répond l’ancien enseignant du Centre d’enseignement professionnel de Vevey qui abrite l’Ecole supérieure d’arts appliqués et la section dédiée à la photographie. Et maintenant que des films sont à nouveau disponibles sur le marché, d’autres s’y mettent. Résultat: «Nous développons entre 300 et 500 films par semaine». Difficile d’y croire lorsque l’on songe aux dizaines d’enseignes spécialisées qui ont fermé dans le sillage de la révolution numérique. «La chute de l’argentique remonte aux années 1990. Sans que je sache bien pourquoi, tout s’est accéléré après la guerre du Golfe. Les médias, qui voulaient des images le plus vite possible pour suivre ce conflit en direct, y ont sans doute contribué.». Les grands laboratoires qui travaillaient avec les grandes surfaces, dit-il, avaient prévu une transition sur deux ans, mais leurs commandes ont dégringolé en quelques mois. «A Photo Gare, nous sommes passés du jour au lendemain d’une vingtaine de films à développer par jour à un seul.» Aujourd’hui, les poids lourds du secteur tel l’Allemand Cewe, dont on retrouve les bornes automatisées chez Migros ou Manor, tiennent le marché. Côté matériel photographique et accessoires, la concurrence de la vente par correspondance incarnée notamment par Digitec a «tout balayé». Yves Burdet a tiré un trait sur la vente d’appareils photo il y a quinze ans.
Cadres et albums
Les cadres et les albums représentent une valeur sûre: «Nous en vendons beaucoup. Les modèles dans les supermarchés se ressemblent tous alors que chez nous vous trouvez une grande variété de formats et de couleurs». Le Morgien donne des cours privés dans son fief. Son équipe de quatre ou cinq employés réalise de nombreuses photos d’identité, notamment pour les nouveau-nés qui ont tendance à gigoter un peu trop dans un photomaton. Et les mariages? «Nous n’en faisons presque plus, car la concurrence, notamment celle de frontaliers qui cassent les prix, est trop forte. Mais nous réalisons encore des reportages et sommes engagés pour couvrir des évènements d’entreprise. Le portrait de famille revient en outre à la mode.»
Le photographe n’hésite pas à se déguiser pour permettre aux enfants de prendre la pause avec le Père Noël. «Nous recevons 150 gamins avec leurs parents le dimanche. Chacun repart avec sa photo gratuitement; lorsque la famille aura besoin de quelque chose, elle pensera à nous», espère Yves Burdet en nous montrant l’atelier du Père Noël aménagé avec soin dans la vitrine. «Pour créer une atmosphère festive nous avons aussi installé dans tout le magasin quelques 2000 peluches qui se sont bien vendues.»
Rupture technologique
En Valais, l’entreprise Linda Photography propose des mini-shootings à thème, soit une demi-heure pour un prix moins élevé qu’une séance standard en studio. «Le décor de Noël attire entre dix et quinze familles par jour, estime Romain Vuille qui a encouragé sa femme, Linda, à se lancer comme indépendante en 2005, à 19 ans seulement. Elle avait fait son apprentissage dans un magasin de photo et enchaîné avec l’école de Vevey.» Le Valaisan, alors étudiant à la Haute école de gestion, avait mis en pratique ses connaissances en accompagnant la création de l’entreprise. «Nous vivions une rupture technologique avec le développement rapide du numérique, mais pour ce qui est du traitement de l’image, des retouches, etc. Il n’y avait pas vraiment de formation et Linda a appris par elle-même», raconte le quadragénaire en nous accueillant dans les locaux de sa femme aux abords de Sion. Dès le début, le couple savait qu’il ne voulait pas faire de vente, mais «offrir un vrai service de photographie numérique qui n’existait pas vraiment il y a vingt ans».
Linda et Romain ont longtemps profité du créneau des mariages, peu occupé dans la région. Idem pour les photos en studio suivant chaque cycle de vie: grossesse, maternité, jeunes années… «Le studio nous a permis de nous démarquer. Il représente des charges fixes: ce n’est donc pas courant qu’un photographe en possède un, sans oublier qu’il faut du matériel et des accessoires ainsi qu’un endroit où les stocker. Pour le reste, il faut toujours évoluer pour répondre aux demandes.»
Comme avec les photomatons, ces boîtes mobiles renfermant un système qui permet de prendre un cliché s’imprimant instantanément. «La tendance est venue des Etats-Unis. Nous avons été parmi les premiers à offrir ce service grâce à un module fait maison.» La demande (et la concurrence) a explosé ces cinq dernières années: les photomatons sont réclamés dans les mariages, les anniversaires, les fêtes d’entreprise… Le Valaisan devenu photographe sur le tas et son épouse reçoivent des mandats pour des foires, des salons, des inaugurations. «Cela, l’IA et les robots ne peuvent pas le faire à notre place, ça va rester», se rassure Romain Vuille. Qui souligne pour terminer un fait intéressant: «Après toutes ces années, on remarque que le moment de la réunion de la famille, du couple, des parents, des enfants et des grands-parents, les embrassades, les mains sur l’épaule, les étreintes, tout cela est plus fort, plus important que la photo elle-même».

«C’était plus simple avant»
«Quand est-ce que j’ai changé d’habitude? En 2004-2005», tente de se souvenir Gaëlle Gillioz à Uvrier (VS). Chaque année depuis toute petite, cette mère de famille réalise un album de photos de famille. Avant, elle sélectionnait ses photographies préférées et les collait dans un album. Prises avec l’appareil de ses parents, développées à partir de films de 36 poses envoyés à un laboratoire, ces photographies arrivaient par la poste avec les négatifs «dans une pochette que j’attendais avec impatience». A l’arrivée du numérique, la Valaisanne s’est mise à sauvegarder sur son ordinateur les clichés réalisés avec son appareil photo digital, puis, au tournant des années 2010, avec son téléphone portable. «Assez vite, j’ai réalisé mes albums sur internet avec livraison par la poste.» Tout est donc plus simple, plus rapide? «Non, parce qu’on prend bien plus de photos qu’avant. Il me faut des heures pour les trier, les mettre dans le bon sens, selon la bonne date, etc.», répond Gaëlle Gillioz qui regrette l’époque où il suffisait de choisir quelques photos déjà imprimées avant de les coller dans un album. «Je serais presque tentée de revenir à l’argentique, mais le téléphone, toujours sous la main, est plus pratique.»