A l’approche des fêtes, Emeric Fisset consacre de longues heures à un panettone exigeant: levain à rafraîchir, pâtes sensibles, nuits écourtées et gestes précis. Cette préparation saisonnière mobilise toute son expérience et une patience sans faille.

«De toute façon, même avec une recette parfaite, c’est le savoir-faire qui prime», lance Emeric Fisset dans son laboratoire boulanger d’Etagnières (VD), d’où émane un doux fumet de pain chaud perceptible à des centaines de mètres à la ronde. Aujourd’hui, il se lance dans une préparation un peu particulière. «Le panettone, je trouve que c’est un peu comme la galette des rois. Même s’il y en a qui font ça toutes les semaines par ici, pour moi, c’est un produit d’exception qui doit donc exclusivement être produit pour les fêtes.»
Responsable de production pour Le Pain des Frouzes depuis un peu plus de deux ans – une boulangerie traditionnelle au levain bien connue dans le paysage artisanal vaudois –, il est dans le métier depuis ses 15 ans. Piccard d’origine, il part pour Cannes et suit un apprentissage de boulanger dans un des plus grands hypermarchés de France. Puis, après avoir transité par quelques palaces, il arrive en Suisse. Il travaille notamment chez Bread Store, une référence dans le canton de Vaud, tenu par Thomas Marie, Meilleur ouvrier de France 2007 – la plus haute distinction pour un artisan.
Bis repetita
Dimanche, 5h45. «Ça, c’est le bagnetto, un mélange d’eau et de sucre qui permet de rincer le levain et d’enlever l’acidité. On va le laisser tremper une trentaine de minutes jusqu’à ce qu’il remonte à la surface. Après, on pourra lancer le premier rafraîchi» – l’action de nourrir un levain en lui ajoutant de la farine et de l’eau –, explique le Piccard. Après avoir été bien battu, passé au laminoir puis roulé, le levain est placé en chambre à 28 degrés dans un bain d’eau pour qu’il ne se dessèche pas. Une étape qui se répète toutes les trois heures en augmentant toujours les quantités.
«Des panettones, j’en ai fait des milliers et des milliers quand j’étais chez Bread Store, mais je ne suis pas très bavard quand j’en fais. C’est un défi à chaque fois, confie l’artisan boulanger. Avec le temps, j’ai compris que ça ne sert à rien de s’obstiner. Si on voit que quelque chose ne va pas, autant tout recommencer.» Un processus millimétré dans les mesures, les températures et les temps. La mesure de l’acidité (pH) entre aussi en jeu. «Si ça rate, ça me fera encore des nuits blanches, des coûts supplémentaires. Car les ingrédients – la farine, les œufs, les noisettes, le chocolat, mais surtout les fruits confits – coûtent très cher.»
Douze heures par jour
16h15. Place à «la pâte jaune». Sa couleur est due à l’ajout d’œuf et de beurre, explique le boulanger. «Certains ajoutent des colorants artificiels ou du safran, mais ici la couleur jaune est naturelle. On respecte la tradition.» Il faut absolument que la pâte soit de retour en chambre à 17h pour qu’elle puisse monter correctement jusqu’à tripler de volume pendant la nuit. Tant que le volume et le pH attendu n’y sont pas, on ne peut pas continuer le processus, car cela veut dire que le levain n’est pas encore prêt. Et «le levain c’est le pilier du panettone».

Ces trois prochains jours, Emeric Fisset et son équipe vont en confectionner quatre-vingts dont 45 sont déjà réservés. Une grosse commande qu’il se doit d’honorer en temps et en heure. Entre la confection exceptionnelle de panettones, les commandes habituelles et les viennoiseries et autres miches destinées aux marchés vaudois: «c’est tout un calcul pour s’organiser au niveau du matériel: les échelles à disposition, la place dans les chambres, etc. Hier par exemple on a reçu une commande de mille buns, des petits pains à hamburger. Du coup aujourd’hui, je fais douze heures. Demain, je fais douze heures aussi. Donc ça va être sportif!».
Moment critique
23h45. Après deux petites heures de sommeil, Emeric Fisset est de retour au laboratoire pour regarder où en est la pousse de la pâte. Elle manque un peu de volume. «Ce que je fais, c’est que je ne pousse pas la chambre trop fort. Comme ça, ça me laisse une sécurité. Je préfère arriver et qu’elle ne soit pas encore prête. Monter légèrement la température de la chambre et attendre sur place.» Mais il ne faut pas trop l’augmenter, car la pâte chauffe aussi lorsqu’elle passe au pétrin. Verdict: il faut attendre encore un peu.
Lundi, 3h10. La pâte jaune est prête. Elle n’a pas tout à fait triplé de volume, mais son pH indique que c’est le moment. Le pétrissage commence et la concentration se lit sur le visage d’Emeric Fisset, les yeux rivés sur l’intérieur de l’immense cuve. De la farine, du beurre, de la vanille, des jaunes d’œuf, des pépites de chocolat, des noisettes entières, du miel, du sucre et du sel; tout est déjà pesé et sous film plastique depuis la veille, mais il préfère tout de même vérifier avant de les mélanger à la pâte. «On n’est jamais à l’abri d’une inattention.» Les sourcils de l’artisan se froncent: «Le moment critique quand on prépare le panettone, c’est quand on rajoute tous les sucres. Ça peut déstructurer la pâte». L’ambiance se détend sur un fond de musique italienne. «C’est rare que la pâte soit aussi belle aussi rapidement», s’étonne-t-il tout en la transférant dans plusieurs grands bacs. Il la laisse reposer une heure.
5h15. La pâte est séparée en petits pâtons de 650 grammes très exactement. Malgré les 54 kilos de pâte, la marge est très mince. Heureusement que l’artisan a le compas dans l’œil pour détailler efficacement ces quatre-vingts petits panettones en devenir. Après un geste assuré leur donnant une forme bombée et lisse, il les dispose sur plusieurs planches de bois préalablement graissées, jusqu’à venir à bout de tout son appareil. Puis, chaque pâton est placé délicatement dans des petits moules en papier épais, indissociables de cette gourmandise italienne.

La tête en bas
11h30. Après quelque heure de repos et de pousse en chambre, les pâtons se voient revêtus d’une sorte de glaçage sucré: la «macaronade». Cette dernière étape avant le passage au four apporte un petit croustillant sur le dessus. «Un peu comme du craquelin sur les macarons.» Un petit voile de sucre glace et les voilà fins prêts à passer au four. Emeric Fisset attrape sa pelle et les enfourne.
Pendant un peu moins d’une heure, les panettones cuisent tranquillement. De l’autre côté de la porte du four, le responsable du laboratoire s’agite. Il craint qu’ils ne gonflent pas assez. Ont-ils mis trop de macaronade?
Une petite mélodie indique la fin du temps de cuisson. Il sort les premiers panettones et grimace. Malgré la fière allure de la première fournée, il ne peut contenir sa déception de perfectionniste. Il voulait encore plus de volume, surtout avec la «super pâte» qu’il avait réussi à obtenir. Peu importe, il faut aller de l’avant. Ils sont «piqués» par deux à leur base et placés la tête en bas sur des échelles. Ils doivent y sécher pendant une dizaine d’heures avant d’être placés dans de belles boîtes en carton pour finir sur les étals des nombreux marchés sur lesquelles «les Frouzes» sont présents chaque semaine.