Les migrants sont au centre de nombreux reportages et recherches. Mais que sait-on des passeurs? L’anthropologue français Alexandre Lauret, de l’Institut de recherche stratégique de l’Ecole militaire de Paris, a passé deux ans avec ceux de la mer Rouge. Son livre L’épopée des passeurs. L’âge d’or du trafic de migrants à Djibouti (La Découverte, 300 pages) révèle les coulisses d’un monde méconnu qui remet en question l’image très négative renvoyées par les passeurs libyens.
Il fait partie des rares chercheurs à étudier les pays entourant la mer Rouge. Après La Guerre et l’Exil. Yémen 2015-2020 (Les Belles Lettres) sur les victimes de la guerre échouées dans un camp de réfugiés au nord de la cité-Etat de Djibouti, Alexandre Lauret publie un nouvel ouvrage fascinant. Non pas sur les migrants, mais sur les passeurs, fruit de deux ans d’enquête dans l’une des régions au climat le plus aride et hostile au monde.
En vous rendant en 2016, à 25 ans, à Tadjoura, petite cité côtière du nord de Djibouti séparée du Yémen par la mer Rouge, vous doutiez-vous de l’existence d’un réseau complexe de passeurs?
Alexandre Lauret: Non. En tant qu’ethnographe passionné par les océans et les mers, je me suis rendu dans cette partie de la corne de l’Afrique dans le cadre de mon travail de master consacré aux techniques de pêche artisanales. Au nord de Djibouti, dernière colonie française en Afrique à avoir obtenu l’indépendance en 1977, j’ai accompagné durant trois mois et documenté le quotidien de pêcheurs afars, une communauté nomade présente également en Ethiopie et en Erythrée. Comme le thermomètre frôle régulièrement les 50°C dans cette région, la pêche se pratique la nuit: les hommes fixent de simples lignes à leurs orteils, de sorte que, même assoupis, ils sont aussitôt réveillés par les mouvements des poissons pris au piège.

C’est ainsi que vous avez découvert que la majorité des pêcheurs étaient devenus ou avaient été des passeurs. Qui transportaient-ils? Et dans quelle direction?
Leurs clients étaient des migrants venus de l’Ethiopie voisine forcés de quitter leur pays déchiré par les conflits et la pauvreté. Ils payaient pour franchir la mer Rouge dans le but, une fois arrivés au Yémen, de traverser ce vaste Etat en guerre pour gagner l’Arabie saoudite considérée comme un eldorado. En Ethiopie, le salaire mensuel est généralement inférieur à une centaine de francs suisses alors qu’il est de 400 à 500 francs en Arabie saoudite. Un berger éthiopien installé en Arabie saoudite y gagne bien plus qu’un fonctionnaire de son pays d’origine. Qu’il travaille en cuisine ou dans le secteur du nettoyage. L’écart est très grand.
Dans votre livre, vous décrivez une sorte d’effet domino migratoire, comme cela a lieu dans d’autres régions du monde où les travailleurs les plus précaires se déplacent au gré des crises et des guerres, remplaçant le vide créé par d’autres…
Avant la guerre du Golfe de 1991, les travailleurs du Yémen, pays le plus pauvre de la péninsule arabique, partaient en quête d’un avenir meilleur chez leurs voisins saoudiens. Le vide laissé dans les métiers les plus pénibles était comblé par les petites mains éthiopiennes. Mais lorsque le Yémen a décidé de soutenir l’invasion du Koweït par l’Irak de Saddam Hussein, l’Arabie saoudite a répondu en expulsant près d’un million de travailleurs yéménites. Le Yémen, pour sauver son marché intérieur de l’emploi, a expulsé à son tour 100’000 travailleurs éthiopiens et somaliens, aggravant un peu plus la situation de ces pays.
… et contribuant à relancer de plus belle l’immigration.
C’est vrai en particulier pour l’Ethiopie. Avec ses 120 millions d’habitants, son économie encore à 80% primaire, ses sécheresses et sa croissance démographique qui entraînent la raréfaction des ressources et la guerre – dont celle de 2020 –, ce pays représente une source presque infinie de main-d’œuvre bon marché pour ses voisins stables et faiblement peuplés comme Djibouti (à peine un million d’habitants).
Si, au tournant du 21e siècle, des agences de travail ont fait fortune en recrutant de jeunes femmes et hommes envoyés au Koweït, au Liban ou aux Emirats arabes unis sous le régime de la kafala – ce parrainage local légalisant le travail des étrangers dans les Etats arabes rendu célèbre par la Coupe du monde de football au Qatar –, l’offre a vite dépassé la demande. Nombre d’Ethiopiens ont alors décidé de migrer par eux-mêmes vers Djibouti, le Yémen et, pour ceux disposant de plus de moyens, l’Arabie saoudite.
VOIR SON PREMIER MORT
Le contraste entre le camp de réfugiés de Markazi, près d’Obock, au nord de la République de Djibouti, où il a enquêté pour son premier livre, et l’aéroport Charles de Gaules qu’il a retrouvé à son retour en France, ne pourrait être plus grand, observe Alexandre Lauteret, 34 ans, en s’installant dans un café à deux pas de la gare de Lyon à Paris. «D’un côté un plateau désertique aride fouetté par les vents dans un camp rongé par la précarité où les femmes portent le niqab intégral; de l’autre l’abondance et la joie de vivre propres aux vacanciers de l’été, en jupes et débardeur.» Pour son deuxième ouvrage réalisé au côté des passeurs, le chercheur voit pour la première fois un corps, à 50°C à l’ombre, rongé par des charognards. «Avec la pandémie et la fermeture des frontières, des dizaines de milliers de migrants éthiopiens rebroussaient chemin à pied, nombre d’entre eux sont morts. Ça secoue sur le moment, mais le véritable choque intervient lorsqu’on rentre chez soi.»
Pour rejoindre l’autre rive de la mer Rouge, les migrants remettent leur vie entre les mains des passeurs. Des hommes que vous avez suivis en 2018 et 2019 pour votre thèse. Qui sont-ils?
Pour le savoir, il faut comprendre le contexte. Dans certaines zones de la corne de l’Afrique, notamment dans les régions arides comme à Djibouti ou en Somalie, la pêche est une activité «faute de mieux». Il s’agit en effet de populations traditionnellement nomades vivant de la transhumance. Pour elles, être pêcheur n’est pas naturel: cela signifie ne pas posséder de bétail, être au bas de l’échelle sociale, bref vivre à la marge de la société. Ce sentiment est d’autant plus fort à Djibouti qui, avec son grand port industriel, prône une vision très moderne et tertiaire de la société.
C’est donc pour échapper à leur condition que ces pêcheurs sont devenus passeurs?
Ceux qui possédaient une barque de pêche ou un boutre, cette embarcation typique des marins de la mer Rouge, se sont en effet improvisés passeurs. Entre 2007 et 2020, ils ont organisé le transport illégal de 1,2 million d’Ethiopiens. Via cette filière migratoire transnationale habilement structurée, ces hommes marginalisés et leurs familles ont défié les autorités durant treize ans, devenant soudainement plus riches et plus courtisés que les ministres djiboutiens, incarnation d’un pouvoir central autoritaire – Djibouti n’a élu que deux présidents depuis 1977 – qui a toujours délaissé la région nord du pays.
Un pied-de-nez aux autorités rendu possible par celui que vous nommez le passeur initial.
Oui, cet homme a un jour proposé aux pêcheurs sans le sou et aux guides éthiopiens de travailler pour lui. Un intermédiaire éthiopien de confiance, le dalal, s’occupe de réunir les migrants qui transitent ensuite par Tadjoura et Obock, au nord de Djibouti, où les pêcheurs devenus passeurs les prennent en charge. Ces derniers, pour faire plaisir aux habitants et s’assurer leur soutien, dépensent alors des milliers de francs chaque jour. Avec cette idée: plus le nombre de personnes, de familles, de villages et de quartiers compromis augmentera, plus la loi deviendra difficile à appliquer. Tout le monde y trouve son compte. Les chômeurs se transforment en guetteurs et les policiers, militaires et fonctionnaires reçoivent leur part.
Comment ce commerce est-il devenu si rentable?
La technologie a beaucoup aidé: l’utilisation des téléphones portables et des agences de transfert monétaire ont rendu le processus plus sécurisé au fil du temps. Avant, les migrants portaient l’argent sur eux; des arnaques étaient possibles. Avec ce nouveau système, la somme payée pour traverser les frontières, conservée chez le dalal éthiopien, est versée successivement aux différents intermédiaires une fois que le migrant a confirmé par téléphone qu’il est bien en route pour la prochaine étape. A cela il faut ajouter que le passeur initial a investi dans de meilleurs véhicules de transport pour parcourir la région aride du nord de Djibouti jusqu’à la mer. Résultat: le trafic a explosé. Alors qu’en 2006 on dénombrait à peine 11’000 passages, on en comptait 159’000 douze ans plus tard.
NI SALAUDS NI HÉROS
Le mot «passeur», aujourd’hui très négativement connoté, change de couleur selon les lieux et les époques. Les passeurs de la France de Vichy dépeints par Joseph Kessel dans L’Armée des ombres ou ceux du rideau de fer pendant la guerre froide, s’ils ne sont ni tout à fait des héros ni des salauds, ont peu en commun avec les tortionnaires libyens. «C’est ici toute l’ambivalence – et la beauté – du mot de passeur, qui suggère un flou selon le mouvement de l’histoire et le contexte, à la différence du terme trafiquant» renvoyant davantage à des activités criminelles baignant dans la violence.
Au sens premier, rappelle Alexandre Lauret le passeur est la personne qui permet de franchir un obstacle. Un fleuve, une mer, une montagne, un mur. Et même un monde. Comme Charon dans les Enfers grecs, Anubis dans la mythologie égyptienne ou Janus chez les Romains qui transportent les âmes de l’univers des vivants à celui des morts. Se jouant des frontières et des interdits, le passeur est un témoin de son temps, des crises et des évolutions politiques. Et un peu comme le batelier du fleuve Styx, il incarne un changement quasi existentiel pour les migrants: celui d’un monde où tout est bouché à un autre où le rêve d’ascension sociale est permis.

Tout se termine pourtant en 2020, pourquoi?
Le passeur initial qui possédait l’intégralité des contacts téléphoniques avec les dalals éthiopiens a fait des jaloux dès 2013. Les plus jeunes ont décidé de contourner son monopole et de casser les prix en proposant une offre migratoire moins chère. Cela a affaibli la position de l’homme au sein des réseaux. De l’autre côté de la mer, la guerre civile au Yémen dès 2014 et l’intervention en 2015 de la coalition de l’Arabie saoudite et des Emirats contre les houthistes ont aussi fragilisé les opérations. Le passeur initial a fini par se retirer des affaires et les Yéménites, profitant de l’instabilité chez eux, ont augmenté leurs tarifs. Ils ont également développé d’autres formes de trafic, comme celui des armes: les bateaux qui vont chercher les migrants sur la côte djiboutienne sont souvent remplis de kalachnikovs pour les livrer en Ethiopie où les troubles politiques augmentent durant la décennie 2010. Finalement, la pandémie de coronavirus qui ferme les frontières fait drastiquement chuter le trafic.
Les hommes qui ont accepté de vous raconter leur épopée ne renvoient pas l’image qu’on se fait des passeurs.
En Europe, cette figure honnie du trafic de migrants sur lequel les Etats se dédouanent pour expliquer les naufrages en Méditerranée et les mauvais traitements est incarnée par le passeur libyen. Les atrocités en mer, la torture et les marchés d’esclaves sont documentés, mais il ne faut pas oublier qu’il s’agit d’un Etat failli et en guerre depuis plus de dix ans. Un pays où il est devenu normal de posséder une arme et de tuer pour survivre. Qui plus est quand les victimes sont des inconnus venus d’Afrique subsaharienne dont personne ne va pleurer la perte ni chercher à venger la mort. Ce que montre l’exemple djiboutien, c’est que cette image très noire ne correspond pas forcément à la réalité de nombreux autres passeurs dans d’autres sociétés. Bien qu’il y ait eu des courses-poursuites avec la police, des affrontements entre bandes rivales ou des rivalités avec les Ethiopiens et les Yéménites, ces pêcheurs n’étaient pas des trafiquants de chair humaine. Ils représentaient l’espoir, la possibilité d’un futur, tant pour ceux qu’ils guidaient à travers le désert et la mer que pour eux-mêmes, grâce à l’argent gagné.