Laura Baumeister, une cinéaste en colère Spécial

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  • Laura Baumeister à Genève devant l’entrée du Festival du film international sur les droits humains (FIFDH). Laura Baumeister à Genève devant l’entrée du Festival du film international sur les droits humains (FIFDH).

    Laura Baumeister, 39 ans, est la première femme nicaraguayenne à avoir réalisé un film de fiction. De passage en Suisse pour présenter La fille de toutes les rages, elle s’est confiée sur son enfance marquée par l’abandon. Et sur le cinéma qui occupe toute la place dans sa vie.

    «J’ai toujours eu beaucoup de colère en moi. Ma mère raconte que j’avais déjà les sourcils froncés le jour de ma naissance!» De passage à Genève en mars dans le cadre du Festival du film international sur les droits humains (FIFDH) où elle présentait La hija de todas las rabias (La fille de toutes les rages ou «colères»), premier long-métrage de fiction réalisé par une Nicaraguayenne, la cinéaste Laura Baumeister, 39 ans, a la rage bon enfant. «Je n’ai pas eu une enfance malheureuse, mais mes parents ne se sont pas vraiment occupés de moi. Ma grand-mère et la nana (‘la bonne’) ont joué ce rôle. Ce qui a généré une certaine frustration et un sentiment d’abandon.» Un sentiment partagé par toute une génération au Nicaragua: celle dont les parents se sont jetés corps et âme dans la révolution sandiniste de 1979. «Les miens se sont connus quelques années auparavant au Costa Rica, pays voisin. Mon père argentin, chercheur en sociologie de Buenos Aires aux lointaines origines bavaroises, y avait fui la dictature de Videla et ma mère, travailleuse sociale de Managua, celle de la famille Somoza au Nicaragua.»

    Les idéaux de la révolution

    Maman à trois reprises après un premier mariage à 18 ans au Panama, la mère de Laura Baumeister est arrivée au Costa Rica avec ses enfants où elle a rejoint un programme d’études. «Les premiers ouvrages qu’elle a dû analyser étaient Le Capital de Marx et d’autres œuvres pointues d’Engels. Ma maman, qui venait d’un milieu modeste, n’y comprenait rien! Elle a dit à son responsable qu’il avait fait une erreur en la sélectionnant. Celui-ci lui a répondu qu’un type génial venait justement d’arriver d’Argentine. Un chercheur, spécialiste de Marx, qui allait tout lui expliquer. C’était mon père.»

    Soutenant depuis le Costa Rica la rébellion sandiniste contre le dictateur Anastasio Somoza, le couple déménage au Nicaragua dès le triomphe de la révolution le 17 juillet 1979. Mais leur rêve de justice sociale dans l’un des Etats les plus pauvres et moins développés du continent latino-américain se heurte vite à la violence des armes. C’est l’époque de la guerre froide. Le président américain Ronald Reagan considère les sandinistes comme «les germes du mal sur le continent» en raison de leur idéal socialiste. Il charge secrètement la CIA d’armer, de former et de financer les opposants: les contras. Suivent cinq ans de combats, 30’000 morts et 100’000 blessés, en majorité des civils.

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    Née dans la guerre

    «Je suis née le 7 septembre 1983, à l’époque où la guerre a éclaté, et ma sœur, Rosana, deux ans plus tard, quand les combats faisaient rage. Mon père travaillait pour le ministère de l’agriculture et ma mère pour celui du logement. Ils étaient si impliqués dans le processus révolutionnaire et la défense de leur pays qu’ils nous ont un peu oubliées.»

    Baignant dans un milieu qui vivait l’utopie de gauche au quotidien, Laura Baumeister grandit en entendant des mots comme «démocratie», «tyrannie» et «bourgeoisie». «On me parlait comme à une adulte. Et quand je demandais à mon père ce que signifiait ‘anarchiste’, il m’expliquait les différences entre communisme, socialisme, etc.»

    Dans le cadre du service social, que chaque écolier est censé effectué au Nicaragua, Laura est envoyée à 15 ans dans la décharge de Managua, l’une des plus grandes d’Amérique latine, pour apprendre à lire et à écrire aux enfants qui y vivent et travaillent. «Un choc terrible.» La vision dantesque d’un endroit malsain à tous points de vue: des montagnes d’ordures partout, un vent chaud et putride, suffocant d’humidité où vivent aujourd’hui encore quelque 4000 familles. Exclues de la société, oubliées du reste du monde.

    L’adolescente s’y rend six mois de suite chaque week-end. Lorsqu’elle joue avec les enfants, la jeune fille parvient à faire abstraction de l’extrême pauvreté et de la maladie qui rongent les habitants de la Chureca, nom de la décharge honnie des gens de la capitale. «Comme nous, ils sautaient par-dessus de grosses flaques pour voir qui finirait les pieds mouillés. Même si leurs flaques étaient noires, couvertes de mousse blanche et totalement toxiques, ils faisaient exactement comme tous les autres gosses du monde. J’ai alors pris conscience que nous étions tous humains. Au-delà des circonstances socio-économiques.»

    Installée au Mexique

    Dès son premier jour à la Chureca, Laura Baumeister a su qu’elle n’oublierait jamais ses habitants. «Je ferais un jour quelque chose pour eux.» Après une adolescence rebelle, des études en sociologie entrecoupées de lectures multiples dans la vaste bibliothèque familiale et d’incursions dans la poésie, Laura revient à la Chureca en tant que chercheuse.

    Mais, très vite, le cinéma l’attire. La chance tourne. Grâce à son travail, elle décroche l’une des deux seules bourses pour étrangers décernées annuellement par le Centro de Capacitación Cinematográfica de Mexico, l’une des meilleures écoles de cinéma du monde. Dans l’immense capitale mexicaine où elle vit désormais, la réalisatrice apprend les ficelles du métier en traitant de la famille, de la filiation, mais également de la préservation de l’environnement. Et toujours avec une approche poétique, utilisant des figures animales pour faire avancer son récit.

    Se sentant enfin prête, la cinéaste s’est lancée il y a quelques années dans le tournage de La hija de todas las rabias. Cette fiction raconte l’histoire d’une petite fille et de sa mère luttant pour leur survie au milieu des déchets et de la violence. «Quand des parents abandonnent leurs enfants, c’est souvent pour une bonne raison ou par manque de choix.» Comme dans son film, où la maman part travailler dans une plantation pour payer une dette. Ou dans le cas d’innombrables femmes latino-américaines forcées à laisser leurs enfants au pays pour migrer aux Etats-Unis ou en Europe et gagner de quoi vivre. Pourtant, estime la Nicaraguayenne, «si les intentions sont bonnes, cela se fait toujours aux dépens des enfants marqués à jamais par un manque affectif».

    Raison pour laquelle Laura Baumeister, qui vit en couple depuis dix ans avec un éditeur de film colombien, ne souhaite pas avoir d’enfants? «Il y a certainement un peu de ça, car je me dis qu’on ne peut pas tout avoir dans la vie. Mais également une part d’égoïsme, car j’aime beaucoup mon métier qui laisse très peu de place au reste.» 

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