L’inquiétude des expats pour leurs proches Spécial
Instabilité, répression, catastrophes naturelles: lorsque leur terre d’origine est en crise, les expatriés sont rongés d’inquiétude pour leurs proches ou leur pays. Même lorsqu’ici l’actualité se détourne de la Birmanie, de l’Iran, du Pérou ou de la Turquie.
C’est une jolie soirée d’été sur les bords du Léman, le Montreux Jazz Festival bat son plein, des étudiants se promènent. La vie est belle, légère. «Et soudain je me suis rappelé que les jeunes de mon pays ne peuvent plus profiter de la vie, qu’ils sont en train de se battre, qu’ils n’ont plus de futur.» Deux réalités s’opposent dans l’esprit de Sue*, arrivée de Birmanie en septembre 2020, quelques mois avant le coup d’Etat qui a renversé le gouvernement d’Aung San Suu Kyi. «Je ne peux plus être heureuse, j’y pense toujours, explique la Birmane. Nous avons un jour pris le temps d’en parler avec mon mari et j’ai réalisé qu’il me fallait trouver un équilibre: j’ai une vie ici, je ne peux pas être tout le temps là-bas en esprit.»
Colère et inquiétude
Sue* a 35 ans. Elle a suivi son petit ami suisse dans le canton de Vaud où ils se sont mariés, sans grande cérémonie parce qu’elle ne voulait pas fêter l’événement sans sa famille. «Dans la culture birmane, se marier est l’un des principaux objectifs d’une femme. Mon père, qui était très conservateur, s’en est toujours inquiété», raconte-telle en anglais dans un café de Genève. Il y a de l’émotion dans sa voix: son père est décédé de la Covid-19 «à cause du manque de soins disponibles», souligne-t-elle en mettant en cause la gestion de la pandémie par la junte et les effets du coup d’Etat.
Le sang de son père, prisonnier politique dans les années 1980, coule dans ses veines. A défaut de s’engager dans la rébellion, Sue* s’attelle à éveiller les consciences en Suisse et à réunir des fonds pour les opposants. Sans précautions dans un premier temps: «J’étais fâchée et je voulais qu’ils le sachent. Mais on a vu que lorsque des expatriés s’opposent publiquement à la junte, l’armée chasse leurs parents de leur maison. Je ne veux pas nuire à ma maman qui est toujours en Birmanie, alors je me fais discrète à présent».
Hors de question pour Sue* de retourner au pays. En raison de son activité en Suisse, son nom pourrait figurer sur une liste noire et elle pourrait être arrêtée dès son arrivée en Birmanie. «Ma maman préfère que je ne prenne pas ce risque.» Celle-ci a perdu son travail à cause de la crise résultant du coup d’Etat, mais a pu en trouver un autre, certes moins rémunéré. «Ma famille s’en sort bien par rapport à d’autres qui ne peuvent même plus payer leur loyer», note Sue*. Qui s’inquiète pour des amis qui ont rejoint la rébellion et dont elle est, pour certains, sans nouvelles depuis leur arrestation.
«Pour les jeunes, la situation actuelle n’est pas acceptable. Alors que tout était ouvert, que nous avions des perspectives, les militaires ont ramené le pays trente ans en arrière. Les générations précédentes l’acceptent, se soumettent à la junte d’une certaine manière.» Cela peut conduire à des incompréhensions avec sa maman, qu’elle appelle tous les jours. «Nous avons eu des disputes, alors nous ne parlons plus de politique. Quant à mon engagement, mieux vaut qu’elle en sache le moins possible!»
L’importance de s’engager
«L’impuissance est difficile à vivre pour l’être humain qui a besoin de trouver une manière de reprendre le contrôle de son existence», relève Nathalie Bennoun, psychologue spécialisée dans la migration (lire encadré), à propos de l’engagement des personnes qui se trouvent en Suisse.
Sudabeh Kassraian s’engage elle aussi. Elle est arrivée avec son mari et sa fille aînée – la cadette est née ici – en 1989: «Nous ne pouvions plus rester en Iran. Nous étions interdits de travail en raison de notre activité politique et plusieurs de nos amis avaient été exécutés». Mais elle n’a pas renoncé à sa lutte. «L’Iran est une grande prison et la majorité de la population doit se battre chaque jour pour vivre, car les richesses sont mal réparties et la pression économique importante», dénonce cette enseignante reconvertie dans le travail social. Elle suit de près la contestation qui s’est élevée sous le slogan Women, life, liberty (Femmes, vie, liberté) après la mort, mi-septembre 2022, de Mahsa Amini, alors détenue par la police des mœurs pour n’avoir pas porté le voile islamique.
«Ce combat connaît des hauts et des bas, mais les Iraniennes et les Iraniens n’abandonneront pas», prédit-elle, convaincue aussi de l’importance de sensibiliser les Suisses comme elle l’a déjà fait en intervenant dans les médias en 2008: «Beaucoup de pays se taisent et n’agissent pas contre l’Iran. Au contraire, ils continuent de faire des affaires avec les mollahs», critique-telle dans un appartement des hauts de Berne décoré de peintures de son mari. «J’ai une bonne situation, mes enfants sont bien formés, mais je n’oublie pas les Iraniens. Mon engagement ne s’arrête pas à notre propre bien-être.»
Elle évoque les liaisons téléphoniques avec l’Iran interrompues lorsque la discussion porte sur des thèmes politiques, les expressions codées utilisées – «Les enfants vont à l’école» pour parler des manifestations par exemple –, l’importance de se battre pour les droits humains partout dans le monde, mais ne parle pas de sa famille. «Je me fais du souci pour toutes les personnes qui vivent là-bas; il ne s’agit pas seulement de moi et de mes proches.»
Deux univers médiatiques
Les expatriés se font du souci pour leur pays de manière générale. C’est le cas de Claudia Bangerter, Péruvienne venue par amour s’établir à Fribourg en 2017: «On s’inquiète pour les jeunes parce qu’il est de plus en plus difficile de trouver du travail au Pérou.» La politique occupe une vaste place dans ses conversations avec ses compatriotes en Suisse. «Il y a toujours du changement, mais à part au début du mandat d’Alberto Fujimori dans les années 1990, je n’ai jamais vu un bon gouvernement.» Le Pérou connaît une situation d’instabilité politique chronique qui a atteint un pic au moment de la destitution, en décembre dernier, du président Pedro Castillo. Plusieurs dizaines de personnes ont été tuées dans les manifestations qui ont suivi sur fond de racisme ciblant les Péruviens des montagnes. La jeune femme constate à distance un «climat de haine» préoccupant. Ses proches, qui vivent dans le nord de la capitale, Lima, n’ont toutefois pas été touchés par la crise, si ce n’est de manière indirecte: «Mon père, qui est originaire des montagnes, devait être prudent en se rendant au travail lorsque des rues étaient bloquées par les manifestants et mes frères n’osaient plus sortir». Mais sa famille va bien, rassure-t-elle, partagée entre la Suisse et le Pérou, à la fois triste de ce qui se passe au-delà de l’Atlantique et soulagée d’échapper à l’atmosphère pesante à laquelle contribuent les médias péruviens, qui «ne parlent que de politique».
Cela tranche avec la couverture par les médias suisses des événements péruviens, iraniens ou birmans. «Il y a une discrépance entre ce qui se passe dans le pays des personnes qui ont émigré et ce qui est dit ici ou n’est plus dit après un certain temps. Cela leur donne un sentiment d’irréalité d’autant que, par les réseaux sociaux, ils sont au courant minute par minute de ce qui se passe dans leur pays», constate la psychologue Nathalie Bennoun.
De la culpabilité
Une situation qu’a connue Öznur, Française d’origine turque travaillant à Genève dont la famille vivant en Turquie a tout perdu dans le tremblement de terre qui a dévasté le sud du pays début février. «Avec mon mari, nous étions 24 heures sur 24 sur YouTube à regarder des vidéos, à décortiquer les informations», confie-t-elle. Elle n’en a que plus durement ressenti son impuissance malgré l’envoi d’argent à ses proches et de vêtements via des collectes. «Mes cousins sont sains et saufs, et c’est le plus important, mais ils ont dû migrer dans le sud et à Istanbul, où on ne comprend pas le kurde: ils ne pourront plus parler leur langue maternelle. La ville paternelle a disparu et avec elle un pan de l’histoire familiale. La tombe de mon père n’existe plus.»
Le temps sera peut-être un remède, avance Öznur avant de se reprendre: non, il ne calmera rien. Mais peut-être permettra-t-il d’accepter la situation, imagine-t-elle, redisant son impuissance face au désastre. «Un soir, j’ai dit à mon mari que j’avais froid. Et j’ai eu honte: comment pouvais-je dire ça alors que j’ai le chauffage et que d’autres n’ont plus de toit? En finissant mon assiette, je me suis rendu compte que c’était un luxe: ma cousine a attendu trois jours après le séisme pour avoir quelque chose à manger – on ne parle même pas de manger à sa faim. Ça m’a déchiré le cœur.» Des propos qui ne surprennent guère Nathalie Bennoun, pour qui il est «impossible de faire abstraction d’un sentiment de culpabilité». Ce que confirme Sue*: «J’ai toujours en moi une petite voix qui me parle de la Birmanie».
* Prénom connu de la rédaction
Des migrants en mission
La psychologue Nathalie Bennoun travaille depuis vingt ans pour Appartenances, une association vaudoise engagée dans le domaine de la migration. Elle a accompagné de nombreuses personnes fuyant des crises et qui se trouvaient dans toutes sortes de situations: «Il y a des familles nucléaires qui viennent par des chemins séparés et cherchent à se réunir, des personnes qui rejoignent de la parenté, des migrations familiales parfois et de jeunes hommes partis seuls avec l’idée d’offrir un avenir meilleur à leur famille».
Quel est le rapport des migrants à leur famille?
Nathalie Bennoun: – Ces personnes viennent souvent de sociétés où l’identité sociale prime sur l’identité individuelle. Elles arrivent avec une mission à remplir. Elles pensent certes d’abord à leur sécurité immédiate, mais aussi à celle de leur famille et cherchent à l’aider au pays ou permettre à leurs enfants et conjoints de les rejoindre. Elles éprouvent une grande préoccupation et de la culpabilité.
Pourquoi de la culpabilité?
– Cela s’apparente à ce qu’on appelle la culpabilité du survivant – le fait de s’en vouloir d’être en vie quand d’autres sont décédés. C’est la culpabilité de celui qui est parvenu à sortir d’une situation de danger alors que les autres restent dans l’insécurité. C’est très dur à vivre, surtout si la famille sur place est menacée en raison de l’activité politique que celui qui est parti aurait pu avoir dans son pays. Et la culpabilité peut empêcher les migrants de vivre leur vie dans leur pays d’accueil.
Est-il possible de bien vivre en Suisse lorsque sa famille est restée au pays?
– Ces personnes ont souvent un pied ici et un autre là-bas. Elles ont besoin de trouver un équilibre et si elles peuvent se montrer loyales envers leur famille et leur communauté, elles pourront trouver davantage d’énergie pour s’intégrer et être actives dans la société suisse. Mais la réalité de la vie en Suisse ne correspond pas toujours à la mission imaginée avant le départ: il est difficile d’obtenir un permis, un travail, de faire venir sa famille.
Cela affecte-t-il les relations familiales?
– Il est difficile de parler avec ses enfants qui demandent quand on vient les chercher lorsqu’on n’a pas de réponse. Et d’expliquer que la vie ici n’est pas celle que l’on imaginait. Les personnes qui ont émigré essaient d’envoyer de l’argent, parfois en se privant de nourriture; la famille proche n’est pas seule à espérer de l’aide et ils sont questionnés sur leur loyauté. Certains n’osent plus répondre au téléphone.
Comment supporter cette situation?
– Nous essayons de les aider à redéfinir leur mission et à trouver une manière d’être loyaux envers leur famille tout en investissant la vie ici. Certaines séparations sont toutefois extrêmement violentes: j’ai rencontré plusieurs mères érythréennes qui ont laissé leurs enfants au pays afin de les protéger de l’épreuve du trajet migratoire à travers le désert de Lybie et la Méditerranée. Mais si elles ne peuvent pas les faire venir, la souffrance que cause cette désillusion est immense. Car ce qui les a fait tenir, c’est la perspective de les mettre à l’abri.
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